10ème – 9ème chambres réunies du Conseil d’État, le 17 septembre 2025, n°505024

Par une décision en date du 17 septembre 2025, le Conseil d’État, statuant en contentieux, s’est prononcé sur la légalité d’une « loi du pays » adoptée par l’assemblée de la Polynésie française. Ce texte visait à permettre au conseil des ministres local de fixer les prix de certains produits ou services bénéficiant d’un régime fiscal ou douanier avantageux. En l’espèce, l’assemblée de la collectivité d’outre-mer avait adopté, le 6 mai 2025, une modification du code de la concurrence local. L’objectif affiché de cette réforme était de garantir que les allègements de charges accordés par la collectivité se répercutent effectivement sur les prix de vente au consommateur, et non sur les seules marges des entreprises.

Un groupement d’entreprises a saisi la haute juridiction administrative d’une requête en déclaration d’illégalité de ce texte, sur le fondement de l’article 176 de la loi organique du 27 février 2004. Le requérant soutenait notamment que ce dispositif portait une atteinte excessive à la liberté d’entreprendre. La question de droit posée au Conseil d’État était donc de déterminer si le législateur du pays, en habilitant l’exécutif à réglementer les prix de manière largement indéfinie, avait méconnu l’étendue de sa propre compétence et porté une atteinte disproportionnée à une liberté constitutionnellement garantie.

Le Conseil d’État a déclaré la « loi du pays » illégale dans son intégralité, au motif qu’elle était contraire à la liberté d’entreprendre. Il a jugé que le législateur du pays avait conféré au conseil des ministres des pouvoirs trop étendus, sans les assortir de critères ou de garanties suffisantes. Cette censure rigoureuse repose sur la constatation d’une habilitation excessive conférée à l’exécutif (I), laquelle constitue une méconnaissance des exigences constitutionnelles qui encadrent les atteintes aux libertés économiques (II).

I. La sanction d’une habilitation législative insuffisamment encadrée

Le Conseil d’État fonde sa décision sur une analyse précise du dispositif législatif, qui révèle une double lacune : le caractère excessivement vague des conditions d’intervention du pouvoir réglementaire (A) et l’ampleur des pouvoirs qui lui sont ainsi conférés (B).

**A. L’imprécision des critères d’intervention du pouvoir exécutif**

La haute juridiction relève en premier lieu que la « loi du pays » contestée habilite le conseil des ministres à intervenir sans définir de manière suffisamment précise le périmètre de son action. Le juge administratif souligne trois défaillances majeures du législateur. D’une part, le champ des produits et services éligibles est défini par leur seule soumission à un « régime fiscal ou douanier particulier », une notion que la loi ne précise pas et qui est susceptible de couvrir un très grand nombre de biens. Une telle latitude laissée à l’exécutif pour déterminer le champ d’application d’une mesure de police économique est jugée excessive.

D’autre part, le texte ne fixe « aucun critère permettant de déterminer les cas dans lesquels les retombées attendues d’un régime fiscal ou douanier particulier pourraient être regardées comme n’étant pas effectives ». L’intervention du conseil des ministres n’est donc pas subordonnée à la démonstration objective d’une défaillance du marché ou d’un défaut de répercussion des avantages fiscaux. Cette absence de condition de fond laisse à la seule appréciation de l’exécutif l’opportunité de réglementer les prix.

**B. L’étendue des pouvoirs de fixation des prix reconnus à l’exécutif**

En second lieu, le Conseil d’État constate que l’habilitation donnée au conseil des ministres est non seulement mal définie dans ses conditions, mais également trop large dans son objet. Le texte litigieux ne se contente pas de permettre un encadrement des marges des entreprises, ce qui aurait pu être considéré comme une mesure proportionnée à l’objectif de répercussion des avantages fiscaux. Au contraire, en renvoyant à d’autres articles du code de la concurrence, la loi ouvre au gouvernement local « la possibilité, à sa seule appréciation, de fixer directement les prix ».

Cette modalité d’intervention, qui permet de substituer entièrement une décision administrative au mécanisme de formation des prix par le marché, est la plus intrusive qui soit. Le Conseil d’État en déduit que le législateur a transféré à l’autorité réglementaire une compétence d’une portée telle qu’il a, en réalité, méconnu sa propre compétence. C’est cette délégation excessive qui conduit logiquement à la censure pour atteinte disproportionnée à la liberté d’entreprendre.

En sanctionnant ce dispositif pour son caractère indéterminé, la haute juridiction réaffirme avec force le cadre constitutionnel qui s’impose à l’interventionnisme économique, y compris dans le contexte statutaire particulier de la collectivité.

II. La réaffirmation du contrôle de proportionnalité sur l’action du législateur du pays

Au-delà de la seule technique de l’incompétence négative, l’arrêt constitue une application rigoureuse du contrôle de proportionnalité (A), dont la portée est significative pour l’exercice futur des compétences normatives de la collectivité d’outre-mer (B).

**A. L’application du triptyque de la liberté d’entreprendre**

La décision rappelle d’emblée qu’il est « loisible à l’assemblée de la Polynésie française d’apporter à la liberté d’entreprendre garantie par la Constitution des limitations justifiées par l’intérêt général, à la condition qu’il n’en résulte pas d’atteinte disproportionnée au regard de l’objectif poursuivi ». Le juge administratif admet ainsi la légitimité de l’objectif de protection des consommateurs. Cependant, il estime que la mesure adoptée n’est pas proportionnée.

L’atteinte portée à la liberté de fixation des prix, composante de la liberté d’entreprendre, est jugée excessive non pas en raison de son principe, mais en raison de son caractère général et inconditionné. En ne définissant pas lui-même les garanties nécessaires pour encadrer l’action de l’administration, le législateur a créé un régime d’intervention qui, par son ampleur potentielle, emporte des conséquences manifestement disproportionnées. La censure n’est donc pas celle d’une politique de contrôle des prix, mais celle d’une méthode législative qui donne un blanc-seing à l’exécutif.

**B. La portée de la décision pour l’exercice des compétences normatives locales**

En déclarant la « loi du pays » illégale, le Conseil d’État adresse un message clair au législateur polynésien. Toute intervention en matière économique, particulièrement lorsqu’elle restreint une liberté fondamentale, doit être précisément définie et encadrée par la loi elle-même. Le législateur ne peut se décharger de sa responsabilité en déléguant à l’exécutif le soin de fixer les règles substantielles, les conditions et les limites d’une mesure de police.

Cette décision illustre le rôle de gardien des libertés constitutionnelles que le Conseil d’État assume dans le cadre de son contrôle spécifique des « lois du pays ». Elle confirme que l’autonomie statutaire reconnue à la Polynésie française ne la dispense pas du respect des exigences qui découlent de la hiérarchie des normes. Pour être légale, une intervention dirigiste doit non seulement poursuivre un but d’intérêt général, mais aussi être conçue de manière à garantir que l’atteinte aux libertés ne soit pas plus étendue que ce qui est strictement nécessaire pour atteindre cet objectif.

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Hassan KOHEN
Avocat Associé

Hassan Kohen

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