10ème – 9ème chambres réunies du Conseil d’État, le 18 avril 2025, n°490866

Par une décision rendue le 18 avril 2025, le Conseil d’État s’est prononcé sur les conditions dans lesquelles le statut d’association cultuelle peut être retiré par l’administration pour un motif tiré de l’ordre public. En l’espèce, une association s’était vu reconnaître la qualité d’association cultuelle par une décision préfectorale en date du 9 mai 2019. Le 12 mars 2021, le préfet a toutefois décidé d’abroger cette reconnaissance, invoquant une atteinte à l’ordre public découlant de publications diffusées sur un réseau social par le président de ladite association. Celles-ci, publiées en octobre 2020, critiquaient de manière polémique une intervention des forces de l’ordre au domicile du dirigeant d’une autre structure associative et mettaient en parallèle l’inaction supposée des mêmes forces face à des menaces subies par des personnes de confession musulmane.

Saisi par l’association, le tribunal administratif de Montreuil a rejeté la demande d’annulation de la décision préfectorale par un jugement du 30 juin 2021. La cour administrative d’appel de Paris, par un arrêt du 16 novembre 2023, a confirmé ce jugement, considérant que les propos du président, par leur caractère polémique et le contexte de leur diffusion, constituaient un soutien à une autre association faisant l’objet d’une dissolution et propageaient des incitations à la haine, justifiant ainsi la mesure d’abrogation. L’association a alors formé un pourvoi en cassation, soutenant que la cour avait commis une erreur dans l’appréciation des faits en retenant une atteinte à l’ordre public.

Il était donc demandé au Conseil d’État de déterminer si des propos publiés en ligne par le président d’une association, qui, bien que critiques et polémiques, n’appellent pas directement à la violence et ne se réfèrent pas explicitement à des agissements répréhensibles, peuvent suffire à caractériser une atteinte à l’ordre public justifiant le retrait du statut d’association cultuelle.

Le Conseil d’État répond par la négative et censure l’appréciation des juges du fond. Il juge que la cour administrative d’appel a inexactement apprécié les faits en estimant que les messages litigieux étaient de nature à troubler l’ordre public. La haute juridiction souligne que ces publications, « en dépit de leur caractère polémique », ne constituaient ni des appels à la commission d’infractions, ni des provocations à la haine, et ne pouvaient être regardées comme un soutien aux agissements d’une autre structure. Par conséquent, le Conseil d’État annule l’arrêt d’appel et renvoie l’affaire devant la même cour.

Cette décision conduit à examiner la méthode rigoureuse appliquée par le juge administratif pour contrôler la qualification d’atteinte à l’ordre public (I), avant d’analyser la portée de cette solution au regard de la conciliation entre les exigences de l’ordre public et la liberté d’expression (II).

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I. Un contrôle strict de l’appréciation de l’atteinte à l’ordre public

Le Conseil d’État exerce ici un contrôle approfondi sur l’appréciation des faits par les juges du fond, refusant une conception trop extensive de la notion d’ordre public (A) et exigeant la preuve d’un lien matériel entre les propos tenus et un risque avéré de trouble (B).

A. Le rejet d’une caractérisation extensive du trouble à l’ordre public

La cour administrative d’appel avait retenu une vision large du trouble à l’ordre public, se fondant sur un faisceau d’indices incluant le « caractère polémique » des messages, leur contexte de diffusion et un soutien supposé à une autre entité controversée. Elle y voyait un risque de propagation de discours « de nature à inciter à la discrimination, à la haine et à la violence ». Or, le Conseil d’État adopte une approche plus restrictive et factuelle. Il analyse le contenu même des messages pour constater qu’ils « n’appelaient pas, par eux-mêmes, en dépit de leur caractère polémique, à commettre des crimes ou délits ».

En procédant de la sorte, la haute juridiction administrative rappelle que la simple critique, même virulente ou formulée dans un style provocateur, ne saurait être assimilée à une provocation à la haine ou à la violence. L’atteinte à l’ordre public doit reposer sur des éléments intrinsèques aux propos, et non sur de simples déductions tirées d’un contexte général de tensions. Le juge de cassation impose ainsi une matérialité objective du risque, qui ne peut se satisfaire d’une interprétation subjective des intentions ou des effets potentiels d’une publication.

B. L’exigence d’un lien direct et avéré avec des agissements répréhensibles

La cour d’appel avait également établi un lien entre les publications du président de l’association requérante et les activités d’une autre association, « Barakacity », qui faisait alors l’objet d’une procédure de dissolution. Elle y voyait une forme de caution apportée à des agissements portant atteinte à l’ordre public. Le Conseil d’État réfute fermement cette analyse en soulignant que les messages « ne faisaient aucune allusion aux agissements de l’association ‘Barakacity’ ou aux propos, messages et provocations de son président ».

Ce faisant, il impose que le lien entre le comportement reproché à une association et un trouble effectif à l’ordre public soit direct et sans équivoque. Une simple concomitance temporelle ou une similarité de ton ne suffit pas à établir une forme de complicité ou de soutien. Le juge précise ainsi que les propos ne pouvaient « pas davantage être regardés, même dans le contexte de l’époque, comme apportant directement ou indirectement une caution » à des actes répréhensibles. Cette exigence de preuve d’un lien causal direct restreint considérablement la marge de manœuvre de l’administration, qui ne peut se fonder sur des amalgames ou des procès d’intention pour justifier une mesure aussi grave que le retrait d’un statut juridique.

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II. La portée de la décision : entre protection des libertés et solution d’espèce

Cette solution réaffirme la place de la liberté d’expression dans le cadre associatif (A), tout en constituant une décision dont la portée doit être appréciée au regard des faits spécifiques de l’affaire (B).

A. La sauvegarde de la liberté d’expression des dirigeants associatifs

En censurant l’arrêt d’appel, le Conseil d’État protège implicitement la liberté d’expression des responsables associatifs. La décision signifie qu’un dirigeant peut exprimer des opinions critiques envers les institutions, même sur un ton polémique, sans que cela n’entraîne automatiquement des conséquences juridiques pour l’association qu’il préside. Le juge opère une distinction nécessaire entre l’expression d’une opinion personnelle, qui relève de la liberté fondamentale de tout citoyen, et des agissements qui, imputables à l’association elle-même, seraient de nature à troubler l’ordre public.

Cette jurisprudence est d’autant plus importante qu’elle concerne une association cultuelle, dont le statut dépend d’une appréciation de l’autorité préfectorale. Elle fixe une limite au pouvoir de l’administration, qui ne peut instrumentaliser la notion d’ordre public pour sanctionner des prises de position qui lui déplaisent mais qui ne franchissent pas le seuil de l’illégalité. La solution garantit ainsi un espace de débat et de critique, y compris pour les représentants de communautés religieuses, ce qui est essentiel au bon fonctionnement d’une société démocratique.

B. Une clarification méthodologique à la portée d’espèce

Bien que protectrice des libertés, cette décision doit être comprise comme une décision d’espèce, fortement conditionnée par la teneur exacte des messages examinés. Le Conseil d’État ne fixe pas un principe général d’immunité pour les propos des dirigeants associatifs, mais il précise le seuil de gravité requis pour justifier une atteinte à l’ordre public. L’analyse se concentre sur l’absence de provocation explicite à la violence et de soutien manifeste à d’autres entités. Des propos différemment formulés, plus directement menaçants ou faisant explicitement l’apologie d’actes illégaux, auraient sans doute conduit à une solution différente.

La portée de cet arrêt est donc avant tout méthodologique. Il rappelle à l’administration et au juge du fond que l’appréciation d’une atteinte à l’ordre public doit être conduite de manière rigoureuse, concrète et objective. Elle ne peut reposer sur des interprétations extensives, des associations d’idées ou la seule prise en compte d’un contexte. Par cette cassation pour inexacte appréciation des faits, le Conseil d’État rappelle son rôle de régulateur, veillant à ce que les mesures administratives restrictives de libertés soient fondées sur des justifications matérielles et proportionnées.

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