10ème – 9ème chambres réunies du Conseil d’État, le 2 avril 2025, n°491849

Par une décision du 2 avril 2025, le Conseil d’État s’est prononcé sur les conditions de renvoi d’une question prioritaire de constitutionnalité relative au droit d’asile dans le cadre du mécanisme de détermination de l’État membre responsable de l’examen d’une demande de protection internationale. En l’espèce, deux associations ont formé un recours pour excès de pouvoir à l’encontre d’une instruction ministérielle du 28 avril 2023. Cette instruction organisait la poursuite des procédures de transfert de demandeurs d’asile vers l’Italie, en dépit de la décision de cet État, annoncée le 5 décembre 2022, de suspendre temporairement l’accueil de ces personnes en application du règlement européen n° 604/2013. Saisies de ce recours, les associations requérantes ont soulevé une question prioritaire de constitutionnalité à l’encontre de plusieurs dispositions du code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile. Elles soutenaient que ces textes, en ne prévoyant qu’une simple faculté pour la France d’examiner une demande d’asile relevant en principe d’un autre État membre, méconnaissaient le droit d’asile lorsque cet autre État ne respectait pas ses engagements. Le problème de droit soumis à la haute juridiction administrative consistait donc à déterminer si les dispositions législatives régissant le transfert des demandeurs d’asile, en ce qu’elles n’imposent pas à l’administration française une obligation d’examiner une demande lorsque l’État membre normalement compétent se révèle défaillant, soulèvent une question de constitutionnalité présentant un caractère nouveau et sérieux au regard du droit d’asile. Le Conseil d’État a estimé que les conditions de transmission étaient réunies, décidant de renvoyer la question au Conseil constitutionnel et de surseoir à statuer sur la requête principale.

La décision du Conseil d’État procède à un cadrage procédural rigoureux d’une contestation qui touche à la substance même du droit d’asile (I), ouvrant ainsi la voie à une potentielle redéfinition des obligations souveraines de la France au sein du système d’asile européen (II).

I. Le cadrage procédural d’une contestation substantielle du droit d’asile

Le Conseil d’État opère un filtrage minutieux de la question soulevée en délimitant avec précision les seules dispositions législatives pertinentes (A), avant de reconnaître le caractère sérieux et nouveau de la contestation constitutionnelle qu’elles suscitent (B).

A. La délimitation précise des dispositions législatives en cause

Le Conseil d’État ne retient pas l’ensemble des articles contestés par les associations requérantes, mais concentre l’analyse sur le cœur du mécanisme de transfert. Alors que la saisine initiale visait les articles L. 571-1, L. 572-1, L. 572-2 et L. 572-3 du code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile, la haute juridiction considère que « sont seules applicables au litige » les dispositions du premier alinéa de l’article L. 572-1 et de l’article L. 572-3 du même code. Ce faisant, elle écarte les articles relatifs à la procédure d’enregistrement de la demande et aux délais de recours pour cibler uniquement la disposition qui fonde la décision de transfert et celle qui prévoit l’unique exception légale à ce transfert, à savoir les « défaillances systémiques » dans l’État responsable. Cette démarche restrictive illustre le rôle de filtre du juge administratif, qui s’assure que la question de constitutionnalité porte exclusivement sur les textes dont l’application est commandée par la solution du litige au fond. En isolant ces deux articles, le Conseil d’État recentre le débat constitutionnel sur la confrontation directe entre la possibilité d’un transfert et l’absence d’une obligation d’examen par la France en cas de manquement de l’État partenaire qui ne relèverait pas de la défaillance systémique.

B. La reconnaissance d’une question constitutionnelle nouvelle et sérieuse

Après avoir circonscrit le périmètre normatif de la question, le Conseil d’État en examine le bien-fondé au regard des critères de l’article 23-5 de l’ordonnance du 7 novembre 1958. Il constate d’abord que les dispositions n’ont jamais été déclarées conformes à la Constitution, puis il juge que la question de l’atteinte que ces dispositions portent au droit d’asile « présente un caractère sérieux et nouveau ». Cette appréciation constitue le cœur de la décision. Le caractère sérieux découle de la tension entre la lettre de l’article 53-1 de la Constitution, qui confère aux autorités françaises « toujours le droit de donner asile », et l’effectivité du droit d’asile garanti par le Préambule de la Constitution de 1946. En effet, la législation contestée, en ne prévoyant pas de clause de compétence obligatoire en cas de non-respect de ses engagements par un État partenaire, pourrait priver de portée pratique le droit fondamental du demandeur, qui se verrait exposé à un renvoi vers un pays qui n’assure plus ses obligations d’accueil. Le caractère nouveau de la question est également retenu, signifiant que le Conseil constitutionnel n’a jamais eu à se prononcer dans ces termes sur l’articulation entre souveraineté et obligation de protection dans le cadre européen.

La reconnaissance du caractère sérieux et nouveau de la question ne constitue pas une simple étape de procédure mais révèle les enjeux substantiels du litige, lesquels portent sur la portée des obligations de la France dans le cadre du système d’asile européen.

II. La redéfinition potentielle des obligations souveraines dans le système d’asile européen

Le renvoi opéré par le Conseil d’État met en lumière la critique d’un pouvoir discrétionnaire de l’État qui serait contraire à l’effectivité du droit d’asile (A) et suggère, par sa portée, une possible évolution vers une obligation conditionnelle d’examen des demandes (B).

A. La critique d’une faculté discrétionnaire perçue comme contraire à l’effectivité du droit d’asile

Le fond du débat, que le Conseil d’État transmet au juge constitutionnel, repose sur la nature du pouvoir de l’administration française. La législation actuelle, et notamment le dernier alinéa de l’article L. 571-1, qualifie l’examen d’une demande relevant d’un autre État de « droit souverain de l’État », ce qui implique une compétence purement discrétionnaire. Or, les associations requérantes soutiennent que cette faculté devient inconstitutionnelle lorsque l’alternative, à savoir le transfert, se heurte à une impossibilité factuelle et juridique née de la décision de l’État responsable. Dans une telle situation, le maintien d’une simple faculté, et non d’une obligation, aboutirait à une aporie juridique où aucun État n’examinerait la demande de protection internationale, vidant ainsi de sa substance le droit d’asile. La question transmise au Conseil constitutionnel porte ainsi sur la transformation possible d’une prérogative souveraine en une obligation de protection, dès lors que les mécanismes de coopération européenne se trouvent paralysés par la défaillance d’un État membre.

B. La portée du renvoi : vers une obligation conditionnelle d’examen des demandes d’asile

En renvoyant la question, le Conseil d’État ouvre la voie à une clarification de la portée du droit d’asile constitutionnel à l’ère de l’européanisation de cette matière. Une censure du Conseil constitutionnel pourrait conduire à imposer au législateur, et par extension à l’administration, une nouvelle obligation. L’examen d’une demande d’asile par la France deviendrait alors obligatoire non seulement en cas de « défaillances systémiques », mais également lorsque l’État responsable, sans être en situation de défaillance généralisée, ne respecte pas ponctuellement ses engagements de reprise en charge. Une telle évolution constituerait une avancée significative pour la protection des demandeurs d’asile, garantissant la continuité de l’examen de leur demande au sein de l’Union. Elle marquerait cependant une limitation de la marge d’appréciation de l’État français, dont la compétence pourrait être automatiquement engagée par le manquement d’un de ses partenaires européens. La décision du Conseil d’État, bien que procédurale en apparence, possède donc une portée considérable en ce qu’elle invite le juge constitutionnel à se prononcer sur l’équilibre entre souveraineté nationale, solidarité européenne et protection effective des droits fondamentaux.

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