Par un avis en date du 26 mars 2025, le Conseil d’État a été amené à se prononcer sur la compétence de la juridiction administrative concernant la gestion des comptes personnels des élus locaux sur les réseaux sociaux.
En l’espèce, un citoyen a saisi le tribunal administratif de Lyon d’un recours pour excès de pouvoir, contestant la décision d’un maire de bloquer son accès au compte personnel de cet élu sur le réseau social Twitter (X). Ce compte, bien que présenté comme personnel, faisait mention de la qualité et des fonctions exécutives de son titulaire au sein de la collectivité. Face à la nature inédite de la question soulevée, le tribunal administratif a sursis à statuer et a décidé, sur le fondement de l’article L. 113-1 du code de justice administrative, de solliciter l’avis du Conseil d’État. Les questions posées visaient essentiellement à déterminer si un tel compte pouvait être regardé comme participant à une mission de service public et si, par conséquent, les litiges relatifs à sa gestion relevaient de la compétence du juge administratif.
Il s’agissait donc pour la haute juridiction de déterminer si la décision de bloquer un utilisateur, prise par un élu depuis son compte personnel sur un réseau social mentionnant son mandat, est un acte détachable de l’exercice d’une mission de service public engageant la compétence du juge administratif.
Le Conseil d’État répond par la négative en posant un critère de distinction clair entre les supports de communication institutionnels et les moyens d’expression personnels des élus. Il énonce ainsi que « la contestation des décisions relatives à la gestion d’un tel compte personnel, qui ne relèvent pas d’une mission de service public, ne ressortit pas à la compétence de la juridiction administrative ». La haute juridiction ajoute que « la nature des publications diffusées ou relayées sur un tel compte personnel, sous la responsabilité de son titulaire, est sans incidence à cet égard ».
Cette solution pragmatique clarifie la frontière entre l’action publique et l’expression personnelle de l’élu à l’ère numérique (I), consacrant une conception stricte de la compétence administrative dont il convient d’analyser la valeur et la portée (II).
I. La clarification de la frontière entre action publique et expression personnelle
Le Conseil d’État établit une ligne de partage nette en se fondant sur un critère organique pour qualifier la nature du compte (A), rejetant explicitement toute approche basée sur le contenu des publications (B).
A. L’affirmation d’un critère organique de distinction du compte de l’élu
L’avis du 26 mars 2025 ancre sa solution dans la nature même du support de communication. Le Conseil d’État distingue le « compte institutionnel ouvert sur un réseau social par une collectivité territoriale », lequel participe à la mission de service public d’information, du compte relevant d’une initiative privée. Pour la haute juridiction, « un compte ouvert sur un réseau social par une personne physique, diffusant un contenu sélectionné par cette personne sous sa responsabilité » conserve son caractère personnel. Le fait que le titulaire soit un élu et que cette qualité soit mentionnée sur le profil du compte ne suffit pas à transformer ce dernier en un outil du service public.
Le raisonnement se fonde ainsi sur l’origine et la maîtrise du compte. Si la collectivité en est l’initiatrice ou en assure le contrôle, il s’agit d’un prolongement de son action administrative. Dans le cas contraire, le compte demeure une expression de la personne privée, même si celle-ci exerce par ailleurs des fonctions publiques. Cette approche a le mérite de la simplicité, en évitant de lier la qualification du compte au statut de son propriétaire, pour se concentrer sur le statut du support lui-même. La seule mention de la fonction d’élu est considérée comme une simple information biographique, insuffisante pour emporter la requalification de l’ensemble du compte en instrument administratif.
B. Le rejet d’une qualification par la finalité ou le contenu des publications
En complément du critère organique, le Conseil d’État prend soin de neutraliser un autre facteur potentiel de complexité. Il précise de manière catégorique que « la nature des publications diffusées ou relayées sur un tel compte personnel, sous la responsabilité de son titulaire, est sans incidence à cet égard ». Cette précision est déterminante, car elle coupe court à toute tentative de qualifier l’usage du compte au cas par cas, en fonction des messages qui y sont publiés. Une approche différente aurait conduit à une insécurité juridique majeure, obligeant le juge à analyser la teneur de chaque publication pour déterminer si l’élu s’exprimait en tant qu’administrateur de la collectivité ou en tant que simple citoyen ou militant politique.
En écartant ce critère matériel, la haute juridiction administrative refuse de faire du juge un arbitre du contenu des communications des élus sur leurs espaces personnels. La solution retenue est donc celle d’une présomption irréfragable du caractère privé du compte ouvert par une personne physique. Peu importe que l’élu y commente son action municipale, relaie des informations de la mairie ou interagisse avec ses administrés sur des sujets locaux. L’acte de gestion du compte, tel que le blocage d’un utilisateur, est considéré comme relevant des prérogatives du titulaire en tant que personne privée, et non de l’exercice d’un pouvoir de police administrative.
II. La valeur et la portée de la solution retenue
Cette position claire du Conseil d’État constitue une solution pragmatique qui renforce la sécurité juridique (A), tout en redéfinissant le cadre de la responsabilité de l’élu sur les réseaux sociaux (B).
A. Une solution pragmatique au service de la sécurité juridique
La valeur principale de cet avis réside dans sa clarté et sa prévisibilité. En posant un critère organique simple, le Conseil d’État offre aux élus, aux citoyens et aux juges du fond une grille de lecture stable pour déterminer la juridiction compétente. Cette solution évite l’écueil d’une jurisprudence fluctuante qui aurait dépendu d’une analyse subjective du comportement de l’élu en ligne. Le risque d’une immixtion du juge administratif dans la sphère de l’expression privée, voire politique, de l’élu est ainsi écarté. La frontière tracée est étanche : ce qui relève du compte institutionnel est administratif, ce qui relève du compte personnel est privé.
Cette orthodoxie juridique assure une répartition cohérente des contentieux. Les actes de gestion d’un compte institutionnel, pouvant être qualifiés de mesures prises dans le cadre du service public de l’information, relèvent logiquement du juge administratif. À l’inverse, les litiges nés de la gestion d’un compte privé, y compris ceux qui impliquent des personnalités publiques, appartiennent par nature au juge judiciaire, gardien des libertés individuelles et des droits de la personnalité. La solution est donc conforme à l’économie générale de notre ordre juridictionnel.
B. La redéfinition de la responsabilité de l’élu sur les réseaux sociaux
La portée de la décision est considérable, car elle confirme que les élus, lorsqu’ils agissent sur leurs comptes personnels, ne bénéficient pas des prérogatives de puissance publique mais sont soumis au droit commun. Le blocage d’un utilisateur par un élu sur son compte personnel ne constitue pas une décision administrative susceptible d’un recours pour excès de pouvoir. En revanche, cela ne signifie pas que l’élu bénéficie d’une immunité. Son acte relève du droit privé et peut, le cas échéant, être contesté devant le juge judiciaire, par exemple sur le fondement de l’abus du droit d’exclure un abonné ou au regard des règles régissant la liberté d’expression sur ces plateformes.
Par conséquent, cet avis a pour effet de déplacer le contentieux de la sphère administrative vers la sphère judiciaire. Il invite à une réflexion sur le statut de la parole de l’élu lorsque celui-ci quitte le cadre institutionnel. Bien que cette solution puisse paraître restrictive pour le citoyen qui se voit bloqué par un élu s’exprimant sur des affaires publiques, elle a le mérite de responsabiliser l’élu en tant que personne privée. Celui-ci doit assumer ses actes de modération non pas comme un administrateur, mais comme tout autre utilisateur d’un réseau social, avec les droits et les obligations qui s’y attachent.