10ème – 9ème chambres réunies du Conseil d’État, le 3 octobre 2025, n°496063

Par une décision en date du 3 octobre 2025, le Conseil d’Etat a été amené à se prononcer sur l’application du principe d’égalité des usagers du service public pénitentiaire en matière de tarification des cantines. En l’espèce, une personne incarcérée au sein d’un centre pénitentiaire dont la gestion était partiellement déléguée à un prestataire privé a constaté que les prix de certains produits vendus en cantine étaient supérieurs à ceux fixés par un accord-cadre national applicable aux établissements en gestion directe. L’intéressé a alors sollicité du chef d’établissement la modification de ces tarifs afin de les aligner sur le barème national. Face au refus qui lui a été opposé par une décision du 11 août 2021, le requérant a saisi le tribunal administratif de Grenoble d’une demande d’annulation. Le tribunal a rejeté sa demande par un jugement du 15 septembre 2023. Saisie en appel, la cour administrative d’appel de Lyon a également rejeté sa requête par une ordonnance du 8 mars 2024. Le détenu a donc formé un pourvoi en cassation devant le Conseil d’Etat. Il soutenait que la différence de tarification entre les établissements pénitentiaires portait atteinte au principe d’égalité devant le service public et constituait une discrimination au sens de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales. Il appartenait donc à la Haute Juridiction de déterminer si le principe d’égalité impose une tarification uniforme des produits de cantine sur l’ensemble du territoire national, sans distinction selon le mode de gestion des établissements. Le Conseil d’Etat rejette le pourvoi, considérant qu’une différence de traitement tarifaire entre usagers est possible si elle n’est pas manifestement disproportionnée et repose sur des justifications objectives, telles que les conditions d’approvisionnement et le mode de gestion du service.

La solution retenue par le Conseil d’Etat valide une application différenciée du principe d’égalité au sein du service public pénitentiaire (I), consacrant ainsi une conception pragmatique de ce principe dont la portée se trouve de fait limitée (II).

I. La validation d’une application différenciée du principe d’égalité au service de cantine

Le Conseil d’Etat fonde sa décision sur une analyse précise de la nature du service de cantine et des conditions d’application du principe d’égalité. Il reconnaît ainsi la spécificité de cette prestation au sein du service public pénitentiaire (A) pour en déduire la légalité d’une tarification différenciée justifiée par le mode de gestion (B).

A. La qualification du service de cantine comme mission non régalienne

La Haute Juridiction administrative rappelle d’abord la nature du service de cantine en milieu carcéral. Elle énonce que « l’obligation, pour l’administration pénitentiaire, de proposer aux détenus d’acquérir, à leurs frais, divers objets, denrées ou prestations de service en supplément de ceux qui leur sont fournis gratuitement, est au nombre des missions non régaliennes du service public pénitentiaire ». Cette qualification est déterminante, car elle permet de distinguer ce service des fonctions essentielles et indivisibles de l’Etat, telles que la direction et la surveillance, qui ne peuvent être déléguées. En qualifiant la cantine de mission non régalienne, le juge administratif admet implicitement qu’elle puisse être soumise à des logiques de gestion distinctes, notamment par le recours à des prestataires privés dans le cadre de marchés publics. Cette approche pragmatique s’inscrit dans le cadre juridique posé par le code pénitentiaire, qui autorise la délégation de certaines fonctions. La nature non régalienne du service de cantine le place ainsi dans une catégorie de prestations pour lesquelles l’uniformité de traitement des usagers n’est pas une exigence absolue, ouvrant la voie à une modulation des conditions de son accès.

B. La justification de la différence de traitement par le mode de gestion

Fort de cette première analyse, le Conseil d’Etat examine ensuite la conformité de la différence de prix au principe d’égalité. Il juge que si ce principe « implique ainsi que les personnes détenues aient accès, dans les conditions fixées par l’article R. 332-33 du code pénitentiaire, à des objets, denrées ou services comparables », il « n’implique pas, en revanche, que les tarifs auxquels ces produits et prestations leur sont facturés, qui dépendent des conditions d’approvisionnement et, le cas échéant, du mode de gestion de l’établissement, soient fixés de façon identique sur l’ensemble du territoire national ». Le juge en déduit qu’une tarification différenciée n’est pas en soi contraire au principe d’égalité, dès lors qu’elle n’est pas « manifestement disproportionnée ». En érigeant le mode de gestion de l’établissement en critère objectif justifiant une différence de situation entre les usagers, le Conseil d’Etat valide une rupture d’égalité tarifaire. La solution repose sur l’idée que les contraintes économiques pesant sur un délégataire privé ne sont pas les mêmes que celles de l’administration en régie directe, ce qui justifie un écart de prix.

Cette interprétation pragmatique du principe d’égalité, qui fait primer les contraintes de gestion sur l’uniformité de traitement, conduit à interroger la portée réelle de ce principe pour les usagers du service public pénitentiaire.

II. Une portée limitée du principe d’égalité pour l’usager du service public pénitentiaire

En validant la différence tarifaire, le Conseil d’Etat adopte une lecture classique des dérogations au principe d’égalité (A), mais dont la conséquence est la consécration d’un service public à deux vitesses (B).

A. Une application classique des critères dérogatoires au principe d’égalité

La décision s’inscrit dans une jurisprudence bien établie selon laquelle une différence de traitement entre usagers d’un même service public est possible. Pour ce faire, elle doit soit être la conséquence d’une loi, soit reposer sur une différence de situation appréciable, soit être justifiée par une nécessité d’intérêt général. Dans tous les cas, la distinction opérée ne doit pas être manifestement disproportionnée. En l’espèce, le Conseil d’Etat considère que le mode de gestion de l’établissement constitue une telle différence de situation. Toutefois, on peut s’interroger sur la pertinence de ce critère du point de vue de l’usager. Pour la personne détenue, la situation est identique : elle est privée de liberté et n’a d’autre choix que de recourir à la cantine de l’établissement pour des produits de consommation courante. La différence de situation semble davantage concerner le gestionnaire du service que l’usager lui-même. En acceptant ce critère, le juge administratif privilégie une logique économique et organisationnelle au détriment d’une conception plus stricte de l’égalité de traitement entre des personnes placées dans une situation objectivement comparable au regard de leur statut.

B. La consécration d’un service public pénitentiaire à deux vitesses

La portée de cette décision dépasse la simple question des tarifs de cantine. Elle entérine le fait que, pour une même prestation, les conditions financières d’accès peuvent varier significativement en fonction du choix opéré par l’administration de déléguer ou non la gestion d’un service. Cette solution conduit à l’émergence d’un service public pénitentiaire à deux vitesses, où les personnes détenues dans des établissements en gestion déléguée peuvent être structurellement défavorisées sur le plan économique. Si le Conseil d’Etat pose une limite en exigeant que la différence de prix ne soit pas « manifestement disproportionnée », ce contrôle restreint laisse une marge d’appréciation importante aux gestionnaires. La décision soulève ainsi une question de fond sur la cohésion du service public pénitentiaire et sur l’égalité réelle des conditions de détention, dès lors que des aspects importants de la vie quotidienne des détenus peuvent être soumis à des logiques économiques divergentes selon leur lieu d’affectation. Elle illustre la tension entre les impératifs budgétaires de l’administration et le maintien d’une égalité de traitement pour tous les usagers d’un service public essentiel.

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Hassan KOHEN
Avocat Associé

Hassan Kohen

Avocat au Barreau de Paris • Droit Pénal & Droit du Travail

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