Par un arrêt en date du 10 avril 2025, le Conseil d’État se prononce sur les conséquences d’un vice de forme affectant un jugement rendu par un magistrat statuant seul. Cette décision illustre la rigueur avec laquelle la haute juridiction administrative contrôle le respect des règles procédurales qui garantissent l’authenticité et la régularité des décisions de justice.
En l’espèce, des contribuables avaient demandé à l’administration fiscale la communication de divers documents, notamment toute correspondance pouvant s’apparenter à un signalement ou une dénonciation les concernant. Face au silence de l’administration, valant décision implicite de refus, ils ont saisi le tribunal administratif de Paris d’une demande d’annulation pour excès de pouvoir de ce refus et ont formulé une demande d’injonction. Par un jugement en date du 28 novembre 2023, une magistrate statuant seule a rejeté l’intégralité de leur demande. Les requérants ont alors formé un pourvoi en cassation contre ce jugement, soulevant plusieurs moyens de droit.
La question de droit qui se posait au Conseil d’État était de déterminer si l’absence de la signature du greffier d’audience sur la minute d’un jugement administratif rendu par un magistrat statuant seul constitue une irrégularité de nature à entraîner l’annulation de cette décision. À cette interrogation, la haute juridiction répond par l’affirmative de manière catégorique. Elle juge que les requérants « sont fondés à soutenir que le jugement qu’ils attaquent est, en l’absence de signature du greffier d’audience, entaché d’irrégularité et à en demander, pour ce motif, l’annulation, sans qu’il soit besoin de se prononcer sur les autres moyens de leur pourvoi ».
Cette solution, en apparence purement formelle, réaffirme avec force le rôle essentiel des règles de procédure comme garantie d’une bonne justice (I). Elle emporte par ailleurs une sanction radicale qui, tout en privant d’effet le jugement vicié, préserve le droit des justiciables à ce que leur affaire soit jugée au fond (II).
I. La consécration d’un formalisme procédural garant de l’acte juridictionnel
L’annulation prononcée par le Conseil d’État se fonde sur une application stricte des textes régissant la composition des décisions de justice (A), laquelle souligne la fonction substantielle que remplit la signature du greffier dans le processus juridictionnel (B).
A. L’application rigoureuse des dispositions du code de justice administrative
Le Conseil d’État assoit sa décision sur une base textuelle explicite, en l’occurrence les articles R. 741-7 et R. 741-8 du code de justice administrative. Le premier de ces articles dispose que la minute de la décision est signée par le président de la formation de jugement, le rapporteur et le greffier d’audience. Le second alinéa de l’article R. 741-8 adapte cette règle à l’hypothèse d’un jugement par un magistrat statuant seul, en prévoyant que la minute est alors signée par ce magistrat et par le greffier d’audience. La logique de ces dispositions est claire : l’acte juridictionnel, pour exister valablement, doit être authentifié par ceux qui ont participé à son élaboration et à sa formalisation.
Dans le cas présent, le juge de cassation se livre à une simple constatation matérielle : « Il ressort de l’examen de la minute du jugement attaqué […] que cette minute ne comporte pas la signature de la greffière d’audience ». De ce constat découle, sans qu’une interprétation plus poussée soit nécessaire, la conclusion inéluctable de l’irrégularité. Le Conseil d’État ne recherche pas si cette omission a causé un grief aux requérants ou si elle procède d’une simple erreur matérielle. La seule absence de la signature prescrite suffit à vicier la procédure, ce qui témoigne d’une approche stricte du formalisme. Cette rigueur rappelle que les règles de forme ne sont pas de simples prescriptions accessoires mais bien des conditions de validité de l’acte.
B. La fonction d’authentification de la signature du greffier
Au-delà de l’exigence textuelle, la signature du greffier revêt une importance fonctionnelle et symbolique qui justifie la sévérité de la sanction. Le greffier, en apposant sa signature, ne se contente pas d’accomplir un geste mécanique ; il atteste de la régularité du processus délibératif et de la conformité de la minute avec la décision qui a été rendue. Il est le garant de l’authenticité de l’acte, certifiant que le document final est bien celui qui exprime la volonté du juge et qu’il a été établi dans le respect des formes requises. Cette formalité constitue une garantie fondamentale pour le justiciable, qui doit pouvoir se fier sans réserve au contenu de la décision qui lui est notifiée.
En l’absence de cette signature, un doute pourrait naître quant à l’intégrité même du jugement. L’omission de cette formalité, que le Conseil d’État qualifie implicitement de substantielle, rompt la chaîne de validation de l’acte juridictionnel. La solution retenue s’inscrit ainsi dans une jurisprudence constante qui veille à préserver la sécurité juridique et la confiance légitime que les citoyens doivent avoir dans les décisions de justice. Elle affirme que la validité d’un jugement dépend non seulement de sa motivation au fond, mais également du respect scrupuleux des formes qui en assurent l’existence légale.
II. La portée de la sanction de l’irrégularité formelle
Le vice de forme ainsi caractérisé entraîne une conséquence procédurale radicale, à savoir l’annulation du jugement (A). Cette sanction, si elle anéantit l’acte, n’éteint cependant pas l’action des requérants et illustre la distinction entre la régularité de la procédure et le fond du droit (B).
A. Une annulation de principe sans examen des moyens de fond
La conséquence de l’irrégularité constatée est l’annulation pure et simple du jugement du tribunal administratif de Paris. Ce qui est remarquable dans le raisonnement du Conseil d’État est qu’il se dispense d’examiner les autres moyens soulevés par les requérants. La formule « sans qu’il soit besoin de se prononcer sur les autres moyens de leur pourvoi » est classique et signifie que le vice de procédure identifié est si fondamental qu’il rend inutile toute discussion sur les aspects de fond du litige. La question de savoir si l’administration fiscale avait ou non le droit de refuser la communication des documents n’est donc pas tranchée à ce stade.
Cette approche révèle une hiérarchie dans le contrôle du juge de cassation : la validité formelle de la décision attaquée est un préalable absolu à l’examen de sa pertinence juridique au fond. Une décision irrégulière en la forme est considérée comme n’ayant pas valablement saisi le juge des questions de droit qu’elle prétendait trancher. Cette censure pour un motif de pure procédure illustre le rôle du Conseil d’État en tant que gardien du respect du droit processuel par les juridictions inférieures, assurant ainsi une application uniforme des règles qui encadrent l’exercice de la fonction de juger.
B. Un renvoi pour un nouveau jugement au fond
L’annulation du jugement ne met pas un terme au litige. Le Conseil d’État, après avoir cassé la décision, décide de renvoyer l’affaire devant le tribunal administratif de Paris. Cette solution est logique : le juge de cassation annule un contenant vicié, mais il ne se prononce pas sur le contenu. Il n’appartient pas au Conseil d’État, statuant comme juge de la régularité du jugement, de décider si les contribuables ont droit aux documents qu’ils réclament. Ce faisant, il garantit le respect du double degré de juridiction sur le fond. L’affaire est ainsi remise en l’état où elle se trouvait avant le jugement annulé.
La portée de cet arrêt est donc à la fois importante et limitée. Elle est importante en ce qu’elle constitue un rappel solennel aux juridictions de l’importance des formes procédurales les plus élémentaires. Elle est cependant limitée au cas d’espèce et ne crée pas de droit nouveau, se contentant d’appliquer une solution bien établie. La décision est avant tout une décision d’espèce dont la principale conséquence est de contraindre le tribunal administratif à statuer une seconde fois, en veillant cette fois à la parfaite régularité formelle de son jugement. Pour les justiciables, le droit à voir leur cause entendue au fond est ainsi préservé, bien que leur parcours procédural soit nécessairement allongé.