10ème chambre du Conseil d’État, le 25 juin 2025, n°492560

Par une décision en date du 25 juin 2025, le Conseil d’État est venu préciser les critères d’appréciation du caractère abusif d’une demande de communication de documents administratifs. En l’espèce, un particulier avait sollicité d’un ministère la communication d’un ensemble de documents relatifs à onze missions de conseil menées pour son compte. Face au refus implicite de l’administration, le demandeur avait saisi la juridiction administrative après avoir obtenu un avis favorable de la commission d’accès aux documents administratifs. Par un jugement du 12 janvier 2024, le tribunal administratif de Paris avait partiellement fait droit à la demande, annulant le refus de communication pour une grande partie des documents et enjoignant à l’administration de les produire. Les premiers juges avaient écarté le caractère abusif de la demande en se fondant sur l’absence d’intention de perturber le bon fonctionnement du service. Saisi d’un pourvoi par le ministre, le Conseil d’État devait donc se prononcer sur la question de savoir si l’appréciation du caractère abusif d’une demande de communication de documents administratifs doit se limiter à l’examen de l’intention du demandeur ou si elle doit également prendre en compte la charge de travail que cette demande représente pour l’administration. À cette interrogation, la Haute Juridiction administrative répond en censurant le raisonnement du tribunal administratif pour erreur de droit. Elle affirme que le juge doit, pour déterminer si une demande revêt un caractère abusif, rechercher si la charge qu’elle implique pour l’administration est disproportionnée, en tenant compte des éléments précis fournis par celle-ci et en les mettant en balance avec l’intérêt que présente la communication pour le demandeur et, le cas échéant, pour le public.

Cette décision vient ainsi clarifier la méthode d’appréciation du caractère abusif d’une demande de communication (I), ce qui conduit à un renouvellement de l’équilibre entre le droit d’accès et les contraintes pesant sur l’administration (II).

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I. La clarification de la notion de demande abusive

Le Conseil d’État précise les contours de la notion de demande abusive en dépassant une approche purement subjective (A) pour consacrer une méthode d’appréciation concrète et objective (B).

A. Le dépassement d’une appréciation subjective de l’abus

En première instance, le tribunal administratif avait estimé que la demande de communication ne pouvait être qualifiée d’abusive dès lors qu’elle « n’avait pas pour objet de perturber le bon fonctionnement de l’administration sollicitée ». Ce faisant, les juges du fond s’étaient limités à une analyse de l’intention du demandeur, en recherchant si celui-ci était animé par une volonté de nuire ou de paralyser le service public. Cette approche, si elle n’est pas erronée en soi, est jugée insuffisante par le Conseil d’État. La Haute Juridiction considère que le caractère abusif d’une demande ne saurait être exclusivement subordonné à la preuve d’une intention malveillante. En se bornant à ce seul critère, le tribunal a omis une dimension essentielle de l’exception prévue par le dernier alinéa de l’article L. 311-2 du code des relations entre le public et l’administration. La décision commentée marque ainsi une prise de distance avec une conception purement psychologique de l’abus, qui s’avère souvent difficile à établir en pratique et ne couvre pas toutes les situations où le droit d’accès peut légitimement être limité.

Cette limitation du critère intentionnel conduit logiquement la Haute Juridiction à définir les éléments objectifs que le juge doit désormais examiner pour évaluer le caractère abusif d’une demande.

B. La consécration d’une méthode d’appréciation objective

Le Conseil d’État impose au juge administratif une démarche pragmatique fondée sur l’analyse concrète de la charge de travail imposée à l’administration. Il énonce qu’il « revient au juge de prendre en compte, pour déterminer si cette charge est effectivement excessive, l’intérêt qui s’attache à cette communication pour le demandeur ainsi, le cas échéant, que pour le public ». Pour ce faire, le juge ne peut écarter les arguments de l’administration sans analyser les « éléments précis et chiffrés » qu’elle produit. Il doit ainsi examiner le nombre de documents, l’ampleur des opérations matérielles nécessaires, notamment l’occultation de mentions protégées par le secret des affaires ou la vie privée, et les moyens humains que le service devrait mobiliser. En cassant le jugement pour erreur de droit, le Conseil d’État sanctionne le tribunal pour ne pas avoir mené cette instruction contradictoire et pour avoir ignoré les justifications détaillées du ministère. Cette solution établit donc une véritable obligation pour le juge de procéder à une pesée des intérêts en présence, en objectivant le débat par des éléments matériels et vérifiables.

Cette nouvelle méthode d’appréciation n’est pas sans conséquences sur l’équilibre des droits et obligations des parties, redéfinissant les contours du contrôle exercé par le juge de l’accès aux documents administratifs.

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II. Le renouvellement de l’équilibre entre droit d’accès et contraintes administratives

En précisant la notion de demande abusive, la décision renforce les moyens de défense de l’administration (A) tout en confiant au juge un rôle central dans la mise en balance des intérêts (B).

A. Le renforcement des moyens de défense de l’administration

La décision offre à l’administration une voie de droit plus claire pour s’opposer aux demandes qu’elle estime excessives. Auparavant, la nécessité de prouver l’intention de nuire du demandeur rendait l’exception pour demande abusive difficile à invoquer avec succès. Désormais, l’administration peut se prévaloir d’une charge de travail disproportionnée, à condition de l’étayer par des éléments factuels précis. Cela lui permet de se défendre contre des demandes très larges ou systématiques qui, sans être nécessairement malveillantes, peuvent avoir un effet paralysant sur ses services. La décision reconnaît ainsi la réalité des contraintes matérielles et humaines qui pèsent sur les services publics et légitime la prise en compte de l’efficacité administrative comme un intérêt digne de protection. Il ne s’agit pas d’accorder à l’administration un droit de veto discrétionnaire, mais de lui permettre de faire valoir objectivement les conséquences d’une demande sur son fonctionnement, sous le contrôle du juge. Cette évolution est particulièrement notable dans un contexte de transparence accrue où les administrations sont confrontées à un volume croissant de sollicitations.

Toutefois, ce renforcement des prérogatives de l’administration est contrebalancé par l’obligation faite au juge d’exercer un contrôle approfondi et équilibré.

B. La centralité du contrôle de proportionnalité exercé par le juge

L’apport majeur de cet arrêt réside dans l’exigence d’un contrôle de proportionnalité in concreto. Le Conseil d’État ne se contente pas de valider la prise en compte de la charge de travail ; il en fait l’un des deux plateaux de la balance. Sur l’autre plateau, le juge doit peser l’intérêt de la communication, non seulement pour le demandeur lui-même, mais aussi pour le public. Cette mention de l’intérêt pour le public est essentielle, car elle invite le juge à évaluer la portée citoyenne de la demande, notamment lorsqu’elle touche à l’utilisation des deniers publics ou au fonctionnement des institutions. Ainsi, une demande impliquant une charge de travail importante pourrait néanmoins être satisfaite si elle sert un intérêt public supérieur. Le juge administratif se voit donc confier un rôle d’arbitre, chargé de trouver un juste équilibre entre le principe de transparence, valeur fondamentale de la démocratie, et la nécessité de préserver la capacité d’action de l’administration. La solution n’est donc pas une régression du droit d’accès, mais une invitation à un exercice plus fin et plus casuistique de ce droit, où la décision dépendra entièrement des circonstances de chaque espèce.

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