Par une décision en date du 20 décembre 2024, le Conseil d’État s’est prononcé sur la légalité de deux décrets d’application de la loi du 14 avril 2023 de financement rectificative de la sécurité sociale, laquelle a notamment organisé le report de l’âge légal de départ à la retraite.
En l’espèce, une assurée relevant du régime de retraite des avocats a formé une demande préalable auprès de la Première ministre tendant à l’abrogation de deux décrets du 3 juin 2023 pris pour l’application de ladite loi. Le premier de ces décrets concernait les régimes de retraite des fonctionnaires et des ouvriers de l’État, tandis que le second précisait les modalités du report progressif de l’âge d’ouverture des droits pour le régime général. Suite au silence gardé par l’administration, valant décision implicite de rejet, la requérante a saisi le Conseil d’État de deux recours pour excès de pouvoir visant à obtenir l’annulation de ces refus et l’abrogation des décrets contestés. Elle soutenait que ces textes, en ce qu’ils appliquaient une loi qu’elle estimait contraire à des droits et libertés fondamentaux, étaient eux-mêmes illégaux.
Le problème de droit soumis à la Haute Juridiction administrative était double. Il s’agissait d’une part de déterminer si une justiciable pouvait contester un acte réglementaire qui ne régissait pas directement sa propre situation juridique. D’autre part, il revenait au juge de statuer sur la légalité d’un décret se bornant à mettre en œuvre des dispositions législatives précises, au regard de normes constitutionnelles et conventionnelles.
Le Conseil d’État rejette les requêtes. Concernant le premier décret, il juge le recours irrecevable au motif que la requérante ne justifie pas d’un intérêt lui donnant qualité pour agir. S’agissant du second décret, il écarte les moyens soulevés au fond, en rappelant que le contrôle de constitutionnalité de la loi échappe à sa compétence et qu’en l’occurrence, les dispositions législatives appliquées par le décret ne sont pas incompatibles avec la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales.
La décision circonscrit ainsi l’office du juge administratif, en réaffirmant de manière distincte les conditions de recevabilité de l’action contentieuse (I) et les limites de son contrôle de légalité lorsque la norme réglementaire est étroitement subordonnée à la loi (II).
I. La réaffirmation des conditions de recevabilité du recours pour excès de pouvoir
Le Conseil d’État applique avec rigueur une condition classique de recevabilité, celle de l’intérêt à agir (A), confirmant ainsi le rôle de ce dernier comme un rempart nécessaire contre l’action populaire (B).
A. L’application stricte de l’exigence d’un intérêt direct et certain
Le juge administratif rappelle une règle procédurale fondamentale selon laquelle toute action en justice doit, pour être recevable, être formée par une personne justifiant d’un intérêt à la cause. Dans le cadre du recours pour excès de pouvoir, cet intérêt doit être suffisamment direct et certain, l’acte attaqué devant affecter de manière tangible la situation du requérant. En l’espèce, pour le premier décret contesté, le Conseil d’État constate que le texte ne s’applique qu’aux fonctionnaires et aux ouvriers de l’État. Il en déduit que la requérante, qui relève du régime des avocats, n’a pas qualité pour en demander l’annulation.
La Haute Juridiction formule sa position en des termes dénués d’ambiguïté : « la requérante ne justifie pas d’un intérêt lui donnant qualité pour demander l’annulation du décret n° 2023-435 du 3 juin 2023, lequel не régit dans aucune de ses dispositions le régime de retraite des avocats dont elle indique relever ». Cette approche préserve le caractère subjectif du contentieux administratif, qui vise à garantir les droits des administrés contre les illégalités qui leur font grief, et non à assurer de manière abstraite la légalité de l’ensemble des actes administratifs.
B. La confirmation du refus de l’action populaire
En déclarant la première requête irrecevable, le Conseil d’État ne fait pas œuvre d’innovation mais confirme une jurisprudence constante. Cette position est essentielle au bon fonctionnement de la justice administrative, car elle prévient l’engorgement des prétoires par des recours qui relèveraient davantage du débat politique que du litige juridique. Admettre le contraire reviendrait à ouvrir une *actio popularis*, permettant à tout citoyen de contester n’importe quel acte administratif, indépendamment de ses effets sur sa situation personnelle.
La solution retenue a donc pour portée de maintenir une délimitation claire entre le rôle du juge et celui du législateur ou du pouvoir réglementaire. Le juge n’est pas un censeur général de l’action administrative ; il n’intervient que pour trancher un différend concret né de l’atteinte portée par un acte à une situation juridique particulière. Cette exigence procédurale constitue un filtre indispensable qui garantit la légitimité et l’efficacité de l’intervention juridictionnelle.
II. L’exercice d’un contrôle de légalité contraint par l’écran législatif
Après avoir écarté la première requête pour irrecevabilité, le Conseil d’État examine au fond la seconde, mais son contrôle se heurte à la prééminence de la loi. Il réitère la théorie de la loi-écran face au grief d’inconstitutionnalité (A), tout en exerçant pleinement son contrôle de conventionnalité (B).
A. L’inopérance du moyen tiré de l’inconstitutionnalité de la loi
Face à l’argument selon lequel le second décret serait illégal car pris en application d’une loi elle-même contraire à la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, le juge oppose la théorie dite de la loi-écran. Selon ce principe, lorsque qu’un décret se borne à faire une application nécessaire et fidèle des dispositions d’une loi, le juge administratif ne peut pas apprécier la conformité de ce décret à la Constitution. Un tel contrôle reviendrait en effet à contrôler la constitutionnalité de la loi elle-même, compétence qui relève du monopole du Conseil constitutionnel.
Le Conseil d’État énonce clairement que « la conformité des dispositions législatives […] à l’article 17 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen du 26 août 1789 ne peut pas être contestée devant le juge administratif en dehors de la procédure prévue à l’article 61-1 de la Constitution ». Cette solution rappelle que la seule voie pour contester la constitutionnalité d’une loi à l’occasion d’un litige administratif est la question prioritaire de constitutionnalité, procédure qui n’avait pas été soulevée en l’espèce. Le décret, simple conséquence de la loi, est ainsi immunisé contre le grief d’inconstitutionnalité.
B. La réalisation d’un contrôle de conventionnalité de la loi
Si la loi fait écran entre le décret et la Constitution, il en va différemment s’agissant des engagements internationaux de la France. Depuis sa jurisprudence *Nicolo* de 1989, le Conseil d’État s’ reconnaît compétent pour contrôler la compatibilité d’une loi avec les stipulations d’un traité international. Conformément à cette jurisprudence, le juge examine ici si les dispositions législatives dont le décret fait application méconnaissent la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales.
Le juge procède à un contrôle de proportionnalité concret. Il estime que le législateur, en modifiant les conditions d’obtention des pensions pour « assurer l’équilibre financier du système de retraite par répartition et, ainsi, en garantir la pérennité », n’a porté « une atteinte excessive ou disproportionnée, ni au respect du droit aux biens, ni en tout état de cause au respect du droit à la vie privée ». L’arrêt démontre ainsi la dualité du contrôle opéré par le juge administratif : alors qu’il se refuse à examiner la constitutionnalité de la loi, il en vérifie minutieusement la conventionnalité, se faisant le garant du respect des traités par le législateur national.