Par une décision en date du 30 juin 2025, le Conseil d’État s’est prononcé sur la légalité d’un décret modifiant les conditions de suspension du repos hebdomadaire dans le secteur agricole. En l’espèce, une organisation syndicale a formé un recours pour excès de pouvoir à l’encontre d’un décret en date du 9 juillet 2024. Ce texte réglementaire qualifiait de « travaux dont l’exécution ne peut être différée », justifiant une suspension du repos hebdomadaire, certaines récoltes manuelles imposées par le cahier des charges d’une appellation d’origine contrôlée ou d’une indication géographique protégée. La requérante soutenait principalement que de tels travaux, par leur caractère annuel et prévisible, ne sauraient constituer des « circonstances exceptionnelles » au sens des dispositions du code rural et de la pêche maritime. Il était ainsi demandé au Conseil d’État de déterminer si le pouvoir réglementaire pouvait légalement qualifier de circonstances exceptionnelles des événements prévisibles et récurrents, tels que des récoltes annuelles, sans excéder sa compétence et méconnaître les dispositions législatives relatives au repos hebdomadaire. À cette question, la Haute Juridiction administrative a répondu par la négative, jugeant que les contraintes spécifiques pesant sur ces récoltes caractérisaient bien une situation exceptionnelle. Par conséquent, le Conseil d’État a rejeté la requête.
Si le Conseil d’État consacre une interprétation extensive de la notion de circonstances exceptionnelles (I), la portée de cette solution, dictée par un certain pragmatisme, apparaît néanmoins encadrée (II).
I. La consécration d’une interprétation extensive des circonstances exceptionnelles
La Haute Juridiction administrative fonde sa décision sur la reconnaissance du caractère exceptionnel des récoltes concernées (A), tout en s’appuyant sur le maintien des garanties procédurales comme garde-fou à la dérogation (B).
A. La légalisation d’une dérogation prévisible au repos hebdomadaire
Le Conseil d’État valide l’analyse du pouvoir réglementaire en considérant que la prévisibilité d’un événement n’exclut pas sa qualification de circonstance exceptionnelle. Pour ce faire, il s’attache aux « contraintes rigoureuses qui pèsent sur ces récoltes », lesquelles sont manuelles, soumises à des dates fixées par l’autorité administrative selon des critères de maturité stricts et annoncées avec un préavis potentiellement très bref. C’est cet ensemble de conditions particulières qui, selon le juge, crée des « difficultés spécifiques d’organisation du travail et de recrutement ». La décision entérine ainsi une acception fonctionnelle de l’exception, davantage liée à l’intensité des contraintes d’organisation qu’au caractère imprévisible de leur cause.
En jugeant que « le pouvoir réglementaire a pu légalement considérer que les conditions particulières dans lesquelles elles sont réalisées caractérisent, au sens et pour l’application des dispositions du V de l’article L. 714-1 du code rural et de la pêche maritime, un cas de « circonstances exceptionnelles, notamment de travaux dont l’exécution ne peut être différée », quand bien même elles se produiraient chaque année », le Conseil d’État admet qu’un événement cyclique puisse justifier une dérogation au repos hebdomadaire. Cette approche s’écarte d’une lecture littérale de la notion d’exception pour privilégier une appréciation concrète des impératifs liés à certaines productions agricoles. La solution consacre ainsi la légalité d’une exception devenue structurelle pour les exploitations concernées.
B. Le maintien des garanties procédurales comme garde-fou
Pour conforter la légalité du décret, le Conseil d’État prend soin de souligner que la suspension du repos hebdomadaire n’est ni automatique ni discrétionnaire. Il rappelle que l’employeur reste intégralement soumis aux obligations prévues par les premiers alinéas de l’article R. 714-10 du code rural et de la pêche maritime. Ce mécanisme procédural impose à l’employeur d’informer préalablement l’inspection du travail des motifs de la suspension, de sa durée, des salariés concernés et des modalités du repos compensateur. Ce contrôle a priori, même s’il se limite à un simple avis, constitue une garantie essentielle.
Le juge en déduit que le décret attaqué ne s’affranchit nullement des conditions posées par la loi, mais se borne à en préciser une hypothèse d’application. En relevant que l’employeur doit « aviser immédiatement l’agent de contrôle de l’inspection du travail et, sauf cas de force majeure, avant le commencement du travail », la décision souligne que l’administration conserve la capacité de vérifier la matérialité des justifications avancées. Cette exigence procédurale est présentée comme le principal rempart contre d’éventuels abus, assurant que la dérogation demeure circonscrite et justifiée au cas par cas, malgré la qualification réglementaire générale.
II. La portée limitée d’une solution pragmatique
Cette validation d’une entorse au principe du repos dominical, bien que pragmatique, interroge sur sa valeur juridique (A) et ancre la décision dans un cadre d’espèce dont l’extension future reste incertaine, notamment au regard des normes supérieures (B).
A. Une qualification juridique opportune mais contestable
En qualifiant de circonstance exceptionnelle un événement annuel et planifié, la décision adopte une posture qui peut sembler paradoxale au regard du sens commun des termes. Le caractère exceptionnel semble s’effacer au profit de la reconnaissance d’une contrainte économique et technique forte, inhérente à un modèle de production spécifique. La solution apparaît donc comme une réponse pragmatique à une difficulté sectorielle, consistant à sécuriser juridiquement des pratiques déjà établies face aux aléas du recrutement saisonnier et aux exigences de qualité des filières concernées.
Cette approche soulève une interrogation sur la frontière entre l’adaptation de la règle de droit et sa potentielle dénaturation. En permettant au pouvoir réglementaire de définir par principe une catégorie de travaux comme exceptionnels, le Conseil d’État ouvre la voie à une objectivation de la dérogation qui pourrait affaiblir la portée du principe législatif du repos hebdomadaire. Si la solution est opportune pour les filières agricoles visées, sa conformité à l’esprit de la loi, qui entendait réserver la suspension à des situations véritablement inhabituelles, demeure sujette à discussion doctrinale.
B. Une solution d’espèce à l’épreuve de la protection constitutionnelle du droit au repos
La portée de l’arrêt doit cependant être nuancée, car la solution est étroitement circonscrite. Le juge prend soin de lier la qualification de circonstance exceptionnelle à un ensemble de critères cumulatifs très précis : des récoltes manuelles liées à une appellation d’origine ou une indication géographique, et dont les dates sont imposées par un arrêté. De plus, le décret attaqué limite lui-même la dérogation, précisant que « le repos hebdomadaire des salariés peut être suspendu une fois au plus sur une période de 30 jours ». Cette double limitation cantonne la décision à une situation d’espèce et semble interdire toute généralisation à d’autres types de travaux agricoles, même saisonniers.
Face au moyen tiré de la méconnaissance du droit au repos, protégé par le Préambule de la Constitution de 1946, le Conseil d’État oppose une fin de non-recevoir rapide. Il estime que les garanties prévues, à savoir la limitation de la suspension et l’octroi d’un repos compensateur, suffisent à écarter toute atteinte disproportionnée. Néanmoins, cette décision illustre la tension persistante entre les nécessités économiques de certaines activités et la protection d’un droit fondamental. Bien que validée dans ce cas précis, toute nouvelle extension réglementaire des dérogations au repos hebdomadaire se heurterait inévitablement à un contrôle de proportionnalité au regard de cette exigence constitutionnelle.