En l’espèce, une caisse d’allocations familiales a émis une contrainte le 23 septembre 2022 afin de recouvrer des aides exceptionnelles indûment versées à une allocataire pour les années 2016 et 2017. L’allocataire a contesté cette mesure devant la juridiction administrative. Par un jugement du 29 janvier 2024, le tribunal administratif de Rouen a annulé la contrainte, estimant qu’elle avait été signée par une autorité incompétente. Plus précisément, les juges du fond ont relevé que la délégation de signature consentie par le directeur de l’organisme à l’agent signataire n’avait pas fait l’objet d’une mesure de publication. La caisse, par l’intermédiaire du ministre compétent, a alors formé un pourvoi en cassation contre ce jugement. Il était donc demandé au Conseil d’État si la validité d’une contrainte, qui constitue un acte administratif, est conditionnée par la publication préalable de l’acte de délégation de signature interne à l’organisme de droit privé qui l’a émise. La Haute Juridiction administrative répond par la négative. Elle juge qu’aucune disposition législative ou réglementaire, ni aucun principe général du droit, n’impose une telle formalité de publicité pour l’entrée en vigueur de ces délégations. Par conséquent, en retenant l’incompétence de l’auteur de l’acte pour ce motif, le tribunal administratif a commis une erreur de droit justifiant la cassation de son jugement. Cette solution, qui rappelle la nature juridique spécifique des organismes de sécurité sociale (I), conduit à affirmer un régime dérogatoire pour la publicité des délégations de signature en leur sein (II).
I. Le rappel de la nature juridique des organismes de sécurité sociale
La décision du Conseil d’État prend fermement appui sur le statut des caisses d’allocations familiales, en réaffirmant d’abord leur qualification d’organismes de droit privé (A), ce qui détermine ensuite le régime applicable à leur organisation interne (B).
A. La qualification maintenue d’organisme de droit privé
Le Conseil d’État inaugure son raisonnement en soulignant que les caisses d’allocations familiales, aux termes de l’article L. 216-1 du code de la sécurité sociale, « sont constituées et fonctionnent conformément aux dispositions du présent code ». Il en déduit, de manière constante, qu’elles « constituent des organismes de droit privé ». Cette qualification est fondamentale, car elle emporte des conséquences majeures sur les règles de fonctionnement qui leur sont applicables. Bien que chargées d’une mission de service public et disposant à ce titre de prérogatives de puissance publique, comme celle d’émettre des contraintes, ces entités ne sont pas des personnes morales de droit public. Leur structure et leur gestion interne demeurent ainsi régies par un cadre juridique distinct de celui des administrations de l’État ou des collectivités territoriales. Cette nature hybride est au cœur du litige, car elle crée une tension entre le régime de l’acte final, qui est administratif, et celui de l’entité qui l’édicte.
B. Une organisation interne soustraite aux règles de la publicité administrative
Découlant directement de cette qualification, le régime des délégations de signature au sein de ces organismes est précisé. Le directeur de la caisse, en vertu de l’article D. 253-6 du code de la sécurité sociale, peut déléguer sa signature à des agents placés sous son autorité. Le Conseil d’État examine ensuite si l’entrée en vigueur de cette délégation est soumise à une condition de publicité. Sa réponse est sans équivoque : « Ni ces dispositions ni aucun principe ne subordonnent l’entrée en vigueur d’une telle délégation de signature à l’accomplissement d’une mesure de publicité, alors même que les actes signés par délégation constituent des actes administratifs ». La Haute Juridiction refuse ainsi de transposer à ces organismes de droit privé les règles de publicité qui s’imposent aux autorités administratives pour les actes réglementaires, y compris ceux organisant des délégations de pouvoir ou de signature. La logique est celle d’une distinction claire entre le for interne de l’organisme et son action externe.
II. L’affirmation d’un régime spécifique de validité de l’acte
La solution retenue par la Haute Juridiction consacre une dissociation entre le régime de l’acte de délégation et la nature de l’acte pris sur son fondement (A), ce qui emporte des conséquences notables quant à la sécurité juridique et aux garanties des administrés (B).
A. La dissociation entre le régime de l’acte de délégation et la nature de l’acte délégué
L’apport principal de la décision réside dans la confirmation d’une frontière nette entre la nature de l’acte final et les conditions de validité de l’habilitation interne qui en est le support. Le tribunal administratif avait adopté un raisonnement unitaire : puisque la contrainte est un acte administratif, les conditions de compétence de son auteur, y compris la publicité de la délégation, devaient suivre le régime du droit public. Le Conseil d’État censure cette approche en jugeant que la nature administrative de l’acte signé n’affecte pas le régime de droit privé de l’acte de délégation lui-même. En d’autres termes, la validité de l’habilitation à signer relève de l’organisation interne de la personne morale de droit privé, tandis que seule la légalité externe et interne de la contrainte relève du contrôle du juge administratif. Cette dissociation permet de préserver l’autonomie d’organisation des caisses de sécurité sociale tout en maintenant les actes qu’elles édictent dans l’exercice de leurs prérogatives de puissance publique sous le contrôle du juge administratif.
B. La portée de la solution : une prévalence de la sécurité juridique
En validant une délégation de signature non publiée, le Conseil d’État privilégie la sécurité juridique des actes émis par les organismes de sécurité sociale et l’efficacité du recouvrement des indus. Une solution contraire aurait rendu fragiles d’innombrables contraintes et autres décisions, en ouvrant la voie à des annulations en série pour un vice de procédure purement formel, sans lien avec le bien-fondé de la créance. Cette approche pragmatique évite de paralyser l’action de ces organismes par une exigence de publicité qui ne ressort d’aucun texte spécifique les concernant. Toutefois, cette solution peut être vue comme réduisant la transparence pour les allocataires. Ces derniers se trouvent en effet dans une position où il leur est plus difficile de vérifier la compétence formelle de l’agent signataire, la preuve de la délégation n’étant pas publiquement accessible. La décision s’inscrit donc dans une logique de clarification et de stabilisation du droit existant, confirmant qu’en l’absence de disposition expresse, le régime de droit privé de ces organismes l’emporte pour leurs règles d’organisation interne.