En l’espèce, par une décision du 12 juin 2025, le Conseil d’État s’est prononcé sur les conditions d’application de la procédure de référé-liberté dans le cadre d’un contentieux relatif à l’expulsion d’un ressortissant étranger. Un arrêté préfectoral du 21 septembre 2024 avait ordonné l’expulsion du territoire français d’un individu. Saisi par ce dernier sur le fondement de l’article L. 521-2 du code de justice administrative, le juge des référés du tribunal administratif de Bordeaux a, par une ordonnance du 8 novembre 2024, rejeté sa demande de suspension de l’exécution de cette mesure. Le juge de première instance a estimé que la condition d’urgence n’était pas remplie, au motif que l’imminence de l’exécution forcée de la mesure ne suffisait pas à la caractériser et que le requérant avait saisi la justice tardivement. Le requérant a alors formé un pourvoi en cassation devant le Conseil d’État. Il appartenait donc à la Haute Juridiction de déterminer si une mesure d’expulsion emporte, par sa nature même, une urgence justifiant l’intervention du juge du référé-liberté, et, dans l’affirmative, d’examiner si une telle mesure portait une atteinte grave et manifestement illégale à une liberté fondamentale. Le Conseil d’État annule l’ordonnance du juge des référés, considérant que celui-ci a commis une erreur de droit en niant l’existence de la condition d’urgence. Statuant ensuite au fond, il rejette néanmoins la demande du requérant, après avoir estimé que la mesure d’expulsion ne portait pas, en l’espèce, une atteinte grave et manifestement illégale à une liberté fondamentale. Si la décision consacre une conception large de la condition d’urgence en matière de mesure d’expulsion (I), elle maintient une appréciation stricte de la violation manifeste d’une liberté fondamentale (II).
I. La consécration d’une présomption d’urgence en matière d’expulsion
Le Conseil d’État, par cette décision, censure l’analyse restrictive du premier juge (A) pour affirmer avec force le principe selon lequel une mesure d’expulsion justifie en soi de la condition d’urgence (B).
**A. La censure d’une appréciation restrictive de la condition d’urgence**
Le juge des référés du tribunal administratif de Bordeaux avait rejeté la demande en se fondant sur une double motivation : d’une part, l’imminence de l’exécution de la mesure ne suffisait pas à caractériser l’urgence, et d’autre part, la saisine tardive du juge par le requérant la veille de cette exécution s’opposait à la reconnaissance de cette urgence. Ce raisonnement témoignait d’une approche particulièrement exigeante, imposant au requérant de démontrer une urgence spécifique au-delà de la nature même de l’acte contesté. Le Conseil d’État censure cette interprétation en jugeant que le premier juge « a commis une erreur de droit ».
En écartant l’argument tiré de la tardiveté de la saisine, la Haute Juridiction rappelle implicitement que l’appréciation de l’urgence doit se faire objectivement au regard des effets de la décision administrative, et non au regard du comportement du requérant. L’office du juge du référé-liberté est de prévenir une atteinte irréversible à une liberté fondamentale, et la date à laquelle le justiciable décide d’agir ne saurait, à elle seule, faire disparaître le péril imminent que la mesure contestée engendre. Cette censure réaffirme la finalité protectrice de la procédure de l’article L. 521-2 du code de justice administrative.
**B. L’affirmation du principe du caractère urgent de la mesure d’expulsion**
Au-delà de la seule censure, le Conseil d’État énonce un principe directeur quant à l’appréciation de l’urgence dans le contentieux de l’expulsion. Il juge qu’« eu égard à son objet et à ses effets, une décision prononçant l’expulsion d’un étranger du territoire français porte, en principe et sauf à ce que l’administration fasse valoir des circonstances particulières, par elle-même une atteinte grave et immédiate à la situation de la personne qu’elle vise ». La formulation est claire et établit une véritable présomption d’urgence.
Cette solution clarifie l’état du droit et facilite l’accès au juge du référé-liberté pour les étrangers faisant l’objet d’une telle mesure. En affirmant que la condition d’urgence « doit (…) en principe être regardée comme satisfaite », le Conseil d’État allège la charge probatoire qui pèse sur le requérant. Il lui suffira d’invoquer la mesure d’expulsion pour que l’urgence soit reconnue, à moins que l’administration ne démontre l’existence de « circonstances particulières » justifiant une solution contraire. Cette décision a donc une portée significative, car elle harmonise la jurisprudence et garantit une protection juridictionnelle effective face à une mesure administrative particulièrement attentatoire aux libertés.
II. Le contrôle maintenu de l’atteinte grave et manifestement illégale
Une fois l’urgence admise, le Conseil d’État, réglant l’affaire au fond, procède à l’examen de la seconde condition du référé-liberté. Il se penche sur l’atteinte alléguée au droit à ne pas subir de traitements inhumains et dégradants (A) avant de rejeter la demande en se fondant sur une analyse concrète et factuelle de la situation (B).
**A. L’appréciation de l’atteinte au droit à ne pas subir de traitements inhumains**
Le requérant soutenait que son expulsion vers son pays d’origine porterait atteinte à l’article 3 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales. Il avançait que cet éloignement entraînerait « des conséquences d’une exceptionnelle gravité sur son état de santé ». Ce moyen est classiquement invoqué dans le contentieux des étrangers, la jurisprudence administrative comme européenne considérant que le renvoi d’une personne gravement malade vers un pays où elle ne pourrait pas bénéficier de soins appropriés peut constituer un traitement inhumain et dégradant.
L’examen de ce moyen par le juge administratif ne porte pas sur la légalité de la mesure d’expulsion en elle-même, mais sur la question de savoir si son exécution, à un instant donné, viole de manière grave et manifestement illégale une liberté fondamentale. Le contrôle est donc particulièrement concret et circonstancié. Le juge doit mettre en balance la situation personnelle du requérant, et notamment la gravité de sa pathologie et les risques encourus en cas de renvoi, avec les informations disponibles sur l’offre de soins dans le pays de destination.
**B. Le rejet de la demande fondé sur une analyse concrète de la situation**
C’est précisément au terme de cette analyse factuelle que le Conseil d’État rejette la demande. Après instruction, il constate que le requérant « peut bénéficier, dans son pays d’origine, de traitements appropriés pour la pathologie dont il souffre ». Cette constatation factuelle suffit à écarter l’existence d’une violation de l’article 3 de la Convention. Par conséquent, la condition d’une atteinte grave et manifestement illégale à une liberté fondamentale n’est pas remplie.
Cette partie de la décision illustre le caractère dual du contrôle opéré par le juge du référé-liberté. Si la reconnaissance de l’urgence est facilitée par une approche de principe, l’appréciation de l’illégalité manifeste demeure stricte et casuistique. La solution est une décision d’espèce, entièrement dépendante des éléments de preuve versés au dossier concernant l’état de santé de l’intéressé et l’offre de soins dans son pays. La décision, tout en étant protectrice sur le plan procédural en admettant largement l’urgence, se montre rigoureuse sur le fond, rappelant que la suspension d’un acte administratif en référé-liberté demeure conditionnée à une violation flagrante du droit.