2ème – 7ème chambres réunies du Conseil d’État, le 21 février 2025, n°497664

L’édiction des normes juridiques obéit à une hiérarchie stricte qui impose la conformité des actes inférieurs aux règles supérieures. Par un arrêt en date du 21 février 2025, le Conseil d’État s’est prononcé sur les conséquences de l’inertie de l’autorité administrative dans l’exercice de son pouvoir réglementaire. En l’espèce, une association avait saisi le ministre compétent d’une demande visant à l’édiction d’un arrêté d’application, prévu par un décret relatif aux missions du gestionnaire du réseau ferré national. Ce décret, modifié en 2015, encadre les conditions de rétablissement des passages à niveau lors de la réouverture de lignes ferroviaires et renvoie à un arrêté ministériel le soin d’en fixer les modalités précises. Face au silence gardé par l’administration, valant décision implicite de rejet, l’association a saisi la haute juridiction administrative d’un recours pour excès de pouvoir. Il était ainsi demandé au Conseil d’État de déterminer si le refus d’édicter cet arrêté, près de dix ans après la publication du décret l’ayant prévu, revêtait un caractère illégal. La haute assemblée répond par l’affirmative et annule la décision de refus. Elle juge que l’application des dispositions du décret était « manifestement impossible en l’absence de l’arrêté qu’elles prévoient » et que le délai écoulé depuis 2015 excédait le délai raisonnable qui était imparti à l’autorité administrative pour agir. Cette décision, qui rappelle fermement l’obligation pour l’administration d’assurer le plein effet des textes qu’elle est chargée d’appliquer, illustre la confirmation d’une obligation d’agir pesant sur l’autorité réglementaire (I), dont la méconnaissance justifie une sanction effective de son inertie par le juge (II).

I. La réaffirmation de l’obligation d’agir de l’autorité réglementaire

Le Conseil d’État rappelle à l’administration son devoir d’exécuter les normes supérieures en prenant les mesures d’application nécessaires. Ce rappel se fonde sur un principe solidement établi (A) dont l’application à l’espèce était devenue inéluctable en raison de la paralysie du dispositif réglementaire (B).

A. Le principe de l’édiction des mesures d’application dans un délai raisonnable

La décision commentée énonce de manière didactique la règle selon laquelle « lorsqu’un décret renvoie à un arrêté le soin de prévoir ses conditions d’application, cet arrêté doit intervenir dans un délai raisonnable ». Cette formule rappelle une solution jurisprudentielle constante qui découle de l’exigence de bonne administration et du respect de la hiérarchie des normes. En effet, la carence du pouvoir réglementaire subordonné à prendre les textes d’application d’une norme supérieure a pour effet de priver celle-ci de son effectivité. L’autorité investie du pouvoir d’édiction n’a pas la faculté de décider de l’opportunité de prendre ou non ces mesures, mais bien l’obligation de le faire, sauf à paralyser l’application de la règle de droit supérieure. Le Conseil d’État précise toutefois les limites de cette obligation, qui cède en cas d’obstacle juridique, notamment si le respect « d’engagements internationaux ou de la loi y ferait obstacle ». En dehors de telles circonstances exceptionnelles, l’inaction prolongée de l’administration constitue une illégalité.

B. La caractérisation d’une carence manifeste de l’administration

En l’espèce, le juge administratif constate que le décret du 10 février 2015, en modifiant celui de 1997, a lui-même créé la nécessité de l’arrêté ministériel. Ce dernier devait prévoir « les conditions dans lesquelles les croisements à niveau peuvent être envisagés » pour les lignes rouvertes après plus de cinq ans d’interruption. L’absence de ce texte rendait la disposition du décret entièrement inapplicable. Le Conseil d’État le souligne en relevant que l’application de l’article en cause était « manifestement impossible en l’absence de l’arrêté ». L’écoulement d’un délai de près de dix ans entre la publication du décret et la saisine du juge a été considéré comme excessif et déraisonnable. Cette durée, couplée à l’impossibilité pratique d’appliquer la norme supérieure, suffisait à caractériser l’illégalité du refus implicite du ministre. La décision démontre que le caractère raisonnable du délai s’apprécie non seulement au regard de sa durée, mais aussi de ses conséquences sur l’effectivité de la norme.

II. La sanction effective de l’inertie administrative

Au-delà de la simple censure de l’illégalité commise, le Conseil d’État tire les pleines conséquences de la carence administrative en mobilisant ses prérogatives. Le juge ne se contente pas d’annuler le refus, il ordonne à l’administration d’agir (A) et réaffirme ainsi les exigences attachées au principe de sécurité juridique (B).

A. L’exercice du pouvoir d’injonction par le juge administratif

L’annulation pour excès de pouvoir du refus d’agir aurait été une victoire de principe mais sans effet concret immédiat pour le requérant si le juge ne l’avait pas assortie d’une mesure d’exécution. En application de l’article L. 911-1 du code de justice administrative, le Conseil d’État décide qu’il « y a lieu d’enjoindre au ministre chargé des transports de prendre l’arrêté demandé ». Cette injonction transforme la portée de la décision, contraignant l’administration à se conformer à ses obligations dans un temps défini. Le juge fixe ce délai à neuf mois à compter de la notification de sa décision. Ce délai apparaît pragmatique, laissant à l’autorité ministérielle le temps nécessaire à la concertation et à la rédaction d’un texte techniquement complexe, tout en garantissant une issue rapide à la situation de blocage. Le choix de ne pas assortir cette injonction d’une astreinte témoigne d’une confiance mesurée envers l’administration, qui est présumée se conformer à la chose jugée sans qu’une menace financière soit nécessaire à ce stade.

B. La portée de la décision au service de la sécurité juridique

Cette décision revêt une portée qui dépasse le seul cas des passages à niveau. Elle constitue un rappel essentiel que l’exercice du pouvoir réglementaire n’est pas discrétionnaire dans son principe lorsqu’il conditionne l’application d’une norme supérieure. En sanctionnant une inaction prolongée, le Conseil d’État renforce la prévisibilité du droit et la sécurité juridique pour les administrés. Il garantit que les dispositions édictées par décret ne restent pas lettre morte du fait de la seule négligence ou du manque de volonté de l’administration. En se plaçant à la date de sa propre décision pour apprécier la légalité du refus, le juge de l’excès de pouvoir adopte une approche dynamique et pragmatique. Il ne se contente pas d’examiner la situation passée, mais résout un dysfonctionnement présent et futur, s’assurant que la hiérarchie des normes produise son plein effet et que la carence de l’administration ne vienne pas faire échec à l’application de la règle de droit.

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Hassan KOHEN
Avocat Associé

Hassan Kohen

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