Par une décision en date du 6 mars 2025, le Conseil d’État a été amené à se prononcer sur la transmission d’une question prioritaire de constitutionnalité relative à la privation de liberté des demandeurs d’asile.
En l’espèce, plusieurs associations de défense des droits des étrangers ont saisi le Conseil d’État d’un recours pour excès de pouvoir, demandant l’annulation d’un décret du 8 juillet 2024. Ce décret portait application d’une loi du 26 janvier 2024 et précisait les conditions d’assignation à résidence ou de placement en rétention de certains demandeurs d’asile. À l’occasion de ce recours, les associations requérantes ont soulevé, par un mémoire distinct, une question prioritaire de constitutionnalité. Elles soutenaient que les dispositions de l’article L. 523-1 du code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile, issues de la loi précitée, portaient atteinte aux droits et libertés que la Constitution garantit.
La question de droit qui se posait au Conseil d’État n’était pas celle de la constitutionnalité de la loi, mais celle de savoir si les conditions posées par l’ordonnance organique du 7 novembre 1958 étaient réunies pour renvoyer la question soulevée au Conseil constitutionnel. En d’autres termes, le Conseil d’État devait déterminer si la question de la conformité à la Constitution des nouvelles dispositions sur la rétention des demandeurs d’asile justifiait la saisine du juge constitutionnel.
Le Conseil d’État a répondu par l’affirmative. Il a jugé que la disposition législative contestée était applicable au litige, qu’elle n’avait pas déjà été déclarée conforme à la Constitution et, surtout, que la question de sa constitutionnalité présentait un caractère sérieux. Constatant que les trois conditions cumulatives étaient remplies, la haute juridiction administrative a décidé de renvoyer la question prioritaire de constitutionnalité au Conseil constitutionnel.
La décision du Conseil d’État illustre parfaitement son rôle de filtre dans le mécanisme de la question prioritaire de constitutionnalité, en appliquant de manière rigoureuse les critères de renvoi (I). Ce faisant, elle ouvre la voie à un contrôle de constitutionnalité attendu sur une question sensible, celle de la conciliation entre le droit d’asile et les impératifs d’ordre public (II).
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I. L’application rigoureuse des critères de transmission de la question prioritaire de constitutionnalité
Le Conseil d’État exerce son office de juge du renvoi en vérifiant méthodiquement les conditions de forme (A) avant de se prononcer sur l’existence d’un doute constitutionnel sérieux (B).
A. La vérification formelle des conditions de recevabilité
Le Conseil d’État rappelle, dans un premier temps, le cadre juridique posé par l’article 23-5 de l’ordonnance du 7 novembre 1958. Le renvoi d’une question prioritaire de constitutionnalité est subordonné à trois conditions cumulatives, dont les deux premières sont d’ordre essentiellement procédural. La juridiction administrative s’assure ainsi, sans grande difficulté, que la disposition contestée, l’article L. 523-1 du code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile, est bien applicable au litige principal. Le recours initial visant à l’annulation d’un décret pris pour l’application de cet article, le lien avec le litige était en effet direct et incontestable.
Ensuite, le juge vérifie que la disposition n’a pas déjà été « déclarée conforme à la Constitution dans les motifs et le dispositif d’une décision du Conseil constitutionnel ». S’agissant d’une disposition issue d’une loi très récente, celle du 26 janvier 2024, il était peu probable qu’un tel contrôle ait déjà eu lieu. Le Conseil d’État confirme sobrement que cette condition est remplie. L’examen de ces deux premiers critères, qui ne laisse que peu de place à l’interprétation, constitue un préalable nécessaire mais non suffisant à la transmission. C’est l’appréciation du troisième critère qui constitue le cœur de la décision de renvoi.
B. La reconnaissance du caractère sérieux comme clé du renvoi
La troisième condition, tenant au caractère « nouveau ou sérieux » de la question, est celle qui confère au Conseil d’État son véritable rôle de filtre. En l’espèce, la haute juridiction retient que « le moyen tiré de ce qu’elles portent atteinte aux droits et libertés garantis par la Constitution soulève une question qui présente un caractère sérieux ». Par cette formule, le Conseil d’État estime qu’il existe un doute plausible et suffisamment étayé quant à la conformité de la loi aux normes constitutionnelles. Il ne préjuge pas de la réponse qui sera apportée par le Conseil constitutionnel, mais il reconnaît la légitimité du questionnement.
Cette reconnaissance du caractère sérieux n’est pas anodine. Elle signifie que les arguments soulevés par les associations requérantes, qui mettent en balance la liberté individuelle, protégée par l’article 66 de la Constitution, et le droit d’asile, principe de valeur constitutionnelle, avec les objectifs de sauvegarde de l’ordre public, méritent un examen approfondi. Le Conseil d’État considère que la nouvelle loi, en permettant la privation de liberté d’un demandeur d’asile sur la base de la menace à l’ordre public ou du risque de fuite, pourrait potentiellement excéder ce qui est nécessaire et proportionné.
En retenant le caractère sérieux de la question, le Conseil d’État ne se contente pas d’un examen procédural. Il ouvre la voie à une analyse de fond dont les enjeux dépassent le cadre du litige et qui interroge directement les garanties fondamentales accordées aux étrangers sur le territoire national.
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II. La portée du renvoi : vers un contrôle de constitutionnalité de la privation de liberté des demandeurs d’asile
La décision de transmission n’est pas seulement une étape procédurale ; elle témoigne de la vitalité du contrôle de constitutionnalité a posteriori (A) et engage une réflexion de fond sur l’équilibre des droits fondamentaux (B).
A. Le juge administratif, acteur du dialogue des juges
Par cette décision, le Conseil d’État assume pleinement son rôle d’interlocuteur du Conseil constitutionnel. En acceptant de transmettre la question, il ne se défausse pas de ses responsabilités mais agit comme un aiguilleur, orientant vers le juge spécifiquement compétent un débat qui excède le seul contrôle de la légalité des actes administratifs. Cette posture illustre le bon fonctionnement du mécanisme de la question prioritaire de constitutionnalité, conçu comme un instrument de protection des droits et libertés des justiciables. Le juge administratif, premier garant de ces droits face à l’administration, devient ici le premier maillon de leur protection face à la loi elle-même.
La valeur de cette décision réside dans sa contribution à l’effectivité de l’État de droit. En ne faisant pas obstacle à la saisine du Conseil constitutionnel sur un sujet aussi sensible, le Conseil d’État renforce la légitimité du contrôle de constitutionnalité et permet au débat juridique de se déployer dans son instance naturelle. Il démontre que même des dispositions législatives récentes, adoptées au terme d’un processus démocratique, doivent pouvoir être confrontées aux exigences de la norme suprême, surtout lorsqu’elles touchent au noyau dur des libertés publiques.
B. Les enjeux substantiels du futur contrôle constitutionnel
La portée de cette décision de renvoi est considérable, car elle annonce un contrôle de constitutionnalité aux enjeux majeurs. Le Conseil constitutionnel sera amené à se prononcer sur la conciliation entre, d’une part, l’objectif à valeur constitutionnelle de sauvegarde de l’ordre public et, d’autre part, des libertés et droits fondamentaux. Seront notamment au cœur de son analyse la liberté individuelle, qui implique que toute privation de liberté soit nécessaire, adaptée et proportionnée, ainsi que le droit d’asile, tel qu’il découle du Préambule de la Constitution de 1946.
La question posée est celle de savoir si les critères de placement en rétention ou d’assignation à résidence d’un demandeur d’asile, fondés sur la « menace à l’ordre public » ou le « risque de fuite », sont suffisamment précis et encadrés pour ne pas constituer une atteinte excessive à ces droits. Le futur arrêt du Conseil constitutionnel aura une influence déterminante sur le droit des étrangers. Une censure, même partielle, de l’article L. 523-1 pourrait contraindre le législateur à revoir sa copie et à renforcer les garanties procédurales entourant ces mesures privatives de liberté pour une population particulièrement vulnérable.