Par un arrêt du 4 juillet 2025, le Conseil d’État s’est prononcé sur les conditions de retrait des aides agricoles versées dans le cadre de la politique agricole commune. En l’espèce, un exploitant agricole avait bénéficié de paiements directs pour les campagnes s’étalant de 2015 à 2018. À la suite d’un contrôle, l’administration compétente a, par une décision du 31 janvier 2020, procédé au retrait de l’ensemble de ces aides. L’exploitant a saisi le tribunal administratif de Bastia d’une demande d’annulation de cette décision de retrait, demande qui fut rejetée par un jugement du 22 avril 2022. L’exploitant a interjeté appel de ce jugement devant la cour administrative d’appel de Marseille, laquelle a confirmé le rejet de sa requête par un arrêt du 13 mars 2023. L’exploitant a alors formé un pourvoi en cassation devant le Conseil d’État, soulevant notamment l’acquisition de la prescription pour le retrait des aides les plus anciennes ainsi qu’une erreur dans l’appréciation de sa qualité d’agriculteur. Se posaient ainsi au Conseil d’État deux questions principales. D’une part, il s’agissait de déterminer le point de départ du délai de prescription pour la récupération des aides indûment versées. D’autre part, il convenait de préciser les critères permettant de reconnaître la qualité d’agriculteur au sens du droit de l’Union européenne, et plus particulièrement l’exigence d’autonomie de l’exploitation. Par sa décision, la Haute Juridiction rejette le pourvoi. Elle juge que le délai de prescription ne court qu’à compter de la date de la décision d’octroi définitif de l’aide, et non de sa demande ou de son versement. Elle valide également le raisonnement des juges du fond qui avaient refusé la qualité d’agriculteur à un exploitant ne pouvant justifier d’une autonomie de gestion et d’une prise en charge des risques financiers de son activité.
Le Conseil d’État apporte ainsi une double clarification, d’abord sur les règles temporelles encadrant l’action en répétition de l’indu de l’administration (I), ensuite sur les conditions substantielles d’éligibilité aux aides européennes (II).
I. La consolidation du régime de prescription de l’action en répétition
Le Conseil d’État, en se prononçant sur le délai de prescription applicable au retrait des aides, confirme une solution protectrice des intérêts financiers de l’Union européenne (A), dont l’application aux aides de la politique agricole commune apparaît particulièrement logique (B).
A. L’application d’un point de départ différé du délai de prescription
L’exploitant soutenait que l’action en récupération des aides pour la campagne 2015 était prescrite. Le raisonnement de la Haute Juridiction s’appuie sur le règlement européen n° 2988/95 du 18 décembre 1995, qui fixe le délai de prescription des poursuites à quatre ans. Le point crucial réside dans la détermination du point de départ de ce délai. Le Conseil d’État rappelle la jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne, notamment un arrêt du 6 octobre 2015, selon laquelle le délai court à compter du moment où l’irrégularité et le préjudice au budget de l’Union sont tous deux constitués. Le préjudice, quant à lui, est réalisé à la date de la décision d’octroi définitif de l’avantage. En conséquence, le Conseil d’État juge que la cour administrative d’appel n’a pas commis d’erreur de droit « en jugeant, pour l’application de l’article 3 du règlement n° 2998/95, que le point de départ du délai de prescription, s’agissant des aides octroyées au titre de la campagne 2015, était la date à laquelle la décision d’octroyer définitivement l’avantage concerné a été adoptée, à savoir le 23 avril 2018 ». Cette solution retarde le point de départ du délai, offrant à l’administration un temps plus long pour effectuer ses contrôles et, le cas échéant, initier une procédure de recouvrement.
B. Une solution pragmatique adaptée au cycle des aides agricoles
La confirmation de ce point de départ différé revêt une importance pratique considérable. Elle garantit que le délai de prescription ne s’épuise pas avant même que l’administration ait pu finaliser l’instruction des demandes et notifier les décisions d’octroi définitif. Une solution contraire, qui ferait courir le délai dès le dépôt de la demande ou le versement d’une avance, affaiblirait considérablement l’efficacité des contrôles a posteriori, qui sont un instrument essentiel de la bonne gestion des fonds européens. En alignant le point de départ de la prescription sur la cristallisation du préjudice financier, la décision assure la pleine portée de l’action administrative en recouvrement. Cette interprétation est conforme à l’objectif de protection des intérêts financiers de l’Union, qui constitue la finalité même du règlement n° 2988/95. Elle préserve la capacité des États membres à corriger les irrégularités détectées, même plusieurs années après la campagne agricole concernée, et prévient que des opérateurs ne puissent se prévaloir de la prescription en raison de la complexité et de la durée des processus de contrôle.
Au-delà de la question procédurale du délai, la décision du Conseil d’État se distingue surtout par son analyse des conditions de fond pour bénéficier des aides, en particulier la définition même de l’agriculteur.
II. La confirmation d’une acception substantielle de la qualité d’agriculteur
La décision de retrait était principalement fondée sur l’absence de qualité d’agriculteur du demandeur. Le Conseil d’État valide cette approche en rappelant l’exigence d’une autonomie de gestion effective (A), ce qui rend sans objet l’examen d’autres griefs soulevés par l’exploitant (B).
A. L’autonomie de gestion comme critère déterminant
Le Conseil d’État rappelle que, selon le règlement (UE) n° 1307/2013 et la jurisprudence de la Cour de justice de l’Union européenne, la qualité d’agriculteur suppose d’exercer une activité agricole de manière autonome. Cela implique pour la personne concernée de « détenir un pouvoir de disposition suffisant sur les unités de son exploitation », mais aussi de « percevoir les bénéfices et assumer les risques financiers » liés à cette activité. En l’espèce, les juges du fond avaient relevé une gestion commune et un mélange des troupeaux entre plusieurs membres d’une même famille, ainsi que l’incapacité de l’exploitant à fournir des factures de vente pour ses produits. L’intéressé avait par ailleurs reconnu que son installation n’était effective que depuis une date récente. En se fondant sur ces éléments, la cour administrative d’appel avait conclu à une absence d’autonomie suffisante. Le Conseil d’État estime qu’en déduisant de ces constatations que l’exploitant « ne pouvait être regardé comme ayant la qualité d’agriculteur », la cour n’a pas commis d’erreur de qualification juridique des faits. Cette position réaffirme que la qualité d’agriculteur ne saurait résulter d’une simple déclaration ou d’une situation juridique apparente, mais doit reposer sur une réalité économique et fonctionnelle.
B. La neutralisation des autres moyens par l’absence de qualité d’agriculteur
L’une des conséquences de cette approche est de rendre inopérants les autres moyens soulevés par le requérant. Ce dernier contestait notamment l’application par l’administration des dispositions relatives à la création artificielle des conditions d’obtention des avantages. Or, le Conseil d’État approuve la cour administrative d’appel d’avoir écarté ce moyen comme inopérant. En effet, dès lors que l’administration pouvait légalement fonder sa décision sur le seul motif tiré de l’absence de qualité d’agriculteur du demandeur, la question de savoir si les conditions d’éligibilité avaient été créées artificiellement ne se posait plus. Le défaut de la qualité fondamentale pour prétendre aux aides suffit à justifier légalement leur retrait. Ce raisonnement, fondé sur le principe de l’économie des moyens, montre la primauté de la condition tenant à la qualité d’agriculteur. La portée de cette solution est significative : elle conforte la position de l’administration qui, face à une situation de dépendance économique manifeste, n’a pas besoin de démontrer l’existence d’une intention frauduleuse ou d’un montage artificiel pour refuser ou retirer une aide.