4ème – 1ère chambres réunies du Conseil d’État, le 13 juin 2025, n°463831

Par une décision du 13 juin 2025, le Conseil d’État s’est prononcé sur la qualification de locaux commerciaux au sens des dispositions du code de la santé publique interdisant aux médecins d’y exercer leur activité.

En l’espèce, une praticienne spécialiste en ophtalmologie avait été engagée en tant que salariée par une société exerçant principalement une activité de commerce d’optique. Cette médecin exerçait une activité de chirurgie réfractive dans une clinique exploitée par ladite société, située au premier étage d’un immeuble dont le rez-de-chaussée abritait un magasin d’optique de la même entreprise. Saisi d’une plainte par le conseil départemental de l’ordre des médecins, la chambre disciplinaire de première instance l’avait rejetée. Sur appel de l’organe ordinal, la chambre disciplinaire nationale avait annulé cette première décision et prononcé une sanction d’avertissement à l’encontre de la praticienne, tout en écartant le grief tiré de l’exercice en local commercial. Le conseil départemental a alors formé un pourvoi en cassation devant le Conseil d’État contre cette décision, estimant que la chambre disciplinaire nationale avait commis une erreur dans l’appréciation du caractère commercial des locaux.

La question de droit posée à la haute juridiction administrative était de déterminer les critères permettant de qualifier un lieu d’exercice médical de « local commercial » au sens de l’article R. 4127-25 du code de la santé publique. Plus précisément, il s’agissait de savoir si des éléments matériels créant une confusion entre une activité médicale et une activité commerciale adjacente pouvaient prévaloir sur l’existence d’une séparation formelle des accès pour caractériser un tel local.

Le Conseil d’État répond par l’affirmative en annulant la décision de la chambre disciplinaire nationale pour erreur de qualification juridique des faits. Il juge que la seule présence d’un accès distinct ne suffit pas à écarter la qualification de local commercial lorsque d’autres éléments, tels que l’apparence de la façade et l’existence d’une communication interne, entretiennent une confusion entre les deux activités dans l’esprit du public. L’affaire est ainsi renvoyée devant la chambre disciplinaire nationale afin qu’elle statue de nouveau.

Il convient d’étudier la méthode d’appréciation retenue par le Conseil d’État pour qualifier le local d’exercice (I), avant d’examiner la portée de cette solution pour l’encadrement des nouvelles formes de pratique médicale (II).

I. Une appréciation matérielle de la notion de local commercial

Le Conseil d’État censure le raisonnement des juges du fond qui s’étaient limités à des critères formels de séparation (A), pour privilégier une approche globale fondée sur la perception du public (B).

A. Le rejet d’une analyse fondée sur la seule séparation physique

La chambre disciplinaire nationale avait écarté le manquement à l’interdiction d’exercer dans des locaux commerciaux en se fondant sur deux éléments principaux. D’une part, elle avait relevé que le local où la praticienne exerçait son activité « disposait d’un accès distinct de celui du magasin d’optique » et était identifié par une plaque spécifique. D’autre part, elle avait noté que la médecin « ne procédait à aucune prescription pour des verres correcteurs ou des lentilles de correction », ce qui limitait en apparence les liens directs avec l’activité commerciale. Cette approche se concentrait sur l’autonomie fonctionnelle et l’indépendance physique de l’espace médical, considérant ces aspects suffisants pour écarter la qualification de local commercial prohibée par le code de déontologie.

Le Conseil d’État juge cette analyse insuffisante. Il ne conteste pas la matérialité des faits retenus par les juges du fond, mais il considère qu’ils ne pouvaient à eux seuls fonder leur décision. En se limitant à ces aspects formels, la chambre disciplinaire nationale a omis de prendre en compte d’autres éléments pertinents du dossier qui révélaient une réalité plus complexe. La haute juridiction estime ainsi que la qualification juridique des faits ne peut découler d’une simple observation de la séparation des entrées ou de l’absence de prescriptions directes. Elle impose une vision plus large, intégrant tous les facteurs susceptibles d’influencer la perception des patients.

B. La consécration d’une approche finaliste protégeant le patient

Pour annuler la décision attaquée, le Conseil d’État se fonde sur des faits que les juges disciplinaires avaient ignorés ou minimisés. Il relève ainsi que « la devanture du magasin d’optique et celle de la clinique de chirurgie réfractive, sur la façade de l’immeuble visible depuis la rue, entretenaient, par leurs mentions et la typographie utilisée, une confusion entre les activités de commerce d’optique et de chirurgie réfractive ». De plus, il note qu’un ascenseur, bien que son usage fût contrôlé, permettait de passer « directement à la clinique de chirurgie réfractive depuis le magasin d’optique ». Ces éléments factuels sont jugés déterminants car ils sont de nature à altérer la perception du public.

En privilégiant ces éléments, le Conseil d’État adopte une approche finaliste de l’interdiction posée par le code de déontologie. L’objectif de cette règle est d’empêcher que la médecine ne soit pratiquée comme un commerce et de garantir que le patient ne soit pas influencé par des considérations mercantiles dans son parcours de soins. La confusion visuelle et la facilité de passage entre l’espace de vente et l’espace de soin sont précisément ce qui crée le risque que l’activité médicale apparaisse comme un produit d’appel pour l’activité commerciale. C’est donc la protection du patient et l’image d’indépendance de la profession médicale qui guident le raisonnement de la haute juridiction.

II. La portée renforcée du contrôle déontologique sur l’installation des médecins

Cette décision clarifie l’étendue du contrôle opéré par le juge sur les faits (A) et constitue un avertissement significatif pour les montages juridiques et matériels qui placeraient des médecins à proximité d’activités commerciales connexes (B).

A. La clarification de l’office du juge de cassation

En l’espèce, le Conseil d’État ne se contente pas de vérifier l’absence d’erreur de droit, mais il exerce un contrôle sur la qualification juridique des faits. Il ne remet pas en cause les constatations matérielles des juges du fond, mais il considère que la conclusion juridique qu’ils en ont tirée est erronée au regard de l’ensemble des circonstances de l’espèce. Cette censure pour « qualification juridique erronée » montre que le juge de cassation n’est pas lié par une appréciation factuelle qui serait manifestement incomplète. Il impose aux juridictions disciplinaires d’examiner la totalité des éléments pertinents pour se forger une conviction.

Cette solution réaffirme que la notion de « local commercial » n’est pas une catégorie purement formelle qui dépendrait uniquement de la destination d’un bail ou de l’existence de portes distinctes. Il s’agit d’une notion fonctionnelle dont l’appréciation relève d’une analyse in concreto. Le juge doit rechercher, au-delà des apparences et des montages, si la configuration des lieux est de nature à créer un risque de confusion et de commercialisation de l’acte médical. Cette décision a donc une portée pédagogique importante pour les instances ordinales, les incitant à une vigilance accrue et à une analyse approfondie des conditions d’exercice.

B. Un avertissement adressé aux nouvelles formes de regroupement d’activités

La décision s’inscrit dans un contexte d’évolution des modes d’exercice de la médecine, avec le développement de centres de santé et de cliniques détenus par des groupes commerciaux. En l’espèce, le lien entre une activité de chirurgie réfractive et un commerce d’optique est particulièrement sensible, car les deux activités s’adressent à une même clientèle et peuvent être perçues comme complémentaires. L’arrêt constitue un signal fort envoyé aux acteurs économiques qui souhaiteraient développer de tels modèles. Le simple respect de critères formels, comme la création d’entrées séparées, ne suffira pas à garantir la conformité déontologique de leur installation.

La portée de cette jurisprudence dépasse le seul domaine de l’ophtalmologie. Elle concerne potentiellement toutes les spécialités médicales susceptibles d’être exercées à proximité d’activités commerciales connexes, comme la dermatologie près d’un commerce de produits cosmétiques ou la médecine du sport près d’une salle de sport. Le Conseil d’État rappelle que les principes déontologiques fondamentaux, notamment l’interdiction de la commercialisation de la médecine et la nécessaire indépendance du praticien, priment sur les logiques économiques et les stratégies de développement commercial. La vigilance doit donc être maximale pour éviter toute ambiguïté qui porterait atteinte à la confiance des patients.

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Hassan KOHEN
Avocat Associé

Hassan Kohen

Avocat au Barreau de Paris • Droit Pénal & Droit du Travail

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