Par une décision en date du 13 juin 2025, le Conseil d’État se prononce sur l’office du juge des référés saisi d’une demande de suspension d’une mesure de carte scolaire. En l’espèce, le directeur académique des services de l’éducation nationale avait décidé, pour la rentrée scolaire à venir, de supprimer un poste d’enseignant au sein d’une école élémentaire publique. Cette suppression entraînait la création d’une classe unique regroupant vingt-huit élèves répartis sur cinq niveaux différents, du cours préparatoire au cours moyen deuxième année. La commune concernée a alors saisi le juge des référés du tribunal administratif compétent afin d’obtenir la suspension de cette décision. Par une ordonnance, le juge des référés a fait droit à cette demande, estimant que la condition d’urgence était remplie et qu’il existait un doute sérieux quant à la légalité de la décision administrative. Le ministre de l’éducation nationale a formé un pourvoi en cassation contre cette ordonnance, lui reprochant notamment une erreur de droit dans l’appréciation du doute sérieux, au motif que la juge de première instance n’avait pas pris en compte l’ensemble des contraintes pesant sur l’administration, notamment la baisse globale des dotations en emplois pour le département.
La question de droit soumise à la Haute Juridiction administrative était donc de savoir si le juge des référés, pour apprécier l’existence d’un doute sérieux sur la légalité d’une mesure de suppression de poste, peut limiter son analyse aux seules conséquences sur l’établissement concerné ou s’il doit nécessairement la replacer dans le contexte global de l’organisation du service public de l’éducation à l’échelle du territoire pertinent. Le Conseil d’État répond en annulant l’ordonnance du juge des référés, considérant que celui-ci a commis une erreur de droit en fondant son appréciation sur la seule situation de l’école sans prendre en considération l’ensemble des éléments du dossier, notamment les moyens alloués au département et la situation des autres écoles. Statuant ensuite sur la demande de référé, il la rejette, constatant que la condition d’urgence n’est plus satisfaite suite à un engagement pris par le ministre en cours d’instance. La décision du Conseil d’État rappelle ainsi le cadre strict du contrôle juridictionnel en matière de carte scolaire (I), avant de proposer une issue pragmatique qui neutralise le litige pour l’année en cours (II).
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I. Le rappel du périmètre du contrôle du juge sur les mesures de carte scolaire
Le Conseil d’État censure l’analyse du premier juge en réaffirmant d’abord le large pouvoir d’appréciation dont dispose l’autorité administrative pour l’organisation du service public (A), ce qui justifie en retour un contrôle juridictionnel global et non parcellaire (B).
A. La réaffirmation du pouvoir d’appréciation de l’administration
La Haute Juridiction prend soin de rappeler le cadre normatif régissant l’organisation du service public de l’éducation. Il résulte des dispositions du code de l’éducation qu’il revient à l’État d’assurer la répartition des moyens qu’il consacre à l’éducation et la gestion des personnels. Cette mission est déléguée au niveau départemental au directeur académique des services de l’éducation nationale, qui définit le nombre d’emplois par école. Cette décision est prise en tenant compte des orientations ministérielles, des postes budgétaires alloués et des caractéristiques propres à chaque école, après consultation des instances représentatives.
En rappelant ces textes, le Conseil d’État souligne que la suppression d’un poste n’est pas une décision isolée, mais le résultat d’un arbitrage complexe. L’administration agit sous un ensemble de contraintes, notamment budgétaires, et doit opérer une péréquation des moyens sur l’ensemble de son territoire de compétence. La décision concernant une école ne peut donc être détachée de la vision d’ensemble et des choix de gestion opérés pour tout le département. Ce pouvoir d’appréciation, encadré par des objectifs d’intérêt général, ne peut être valablement contrôlé par le juge qu’à la condition que celui-ci prenne la mesure de tous les paramètres de la décision.
B. La sanction d’une analyse parcellaire de la légalité
C’est fort de ce rappel que le Conseil d’État caractérise l’erreur de droit commise par la juge des référés. Il lui est reproché de s’être « fondée sur la seule circonstance qu’à la suite de cette suppression, l’école élémentaire publique de Lenoncourt comporterait une classe unique composée de 28 élèves relevant de cinq niveaux différents ». Une telle motivation est jugée insuffisante. Le juge aurait dû, pour forger sa conviction sur l’existence d’un doute sérieux, intégrer à son raisonnement les autres éléments avancés par l’administration, tels que « les caractéristiques de l’école élémentaire, l’effectif moyen des autres écoles du département et la réduction à hauteur de 54 équivalent temps plein de la dotation d’emplois d’enseignants allouée au département ».
En statuant ainsi, le Conseil d’État censure une approche microscopique du contrôle de légalité. Le contrôle de l’erreur manifeste d’appréciation, dont relève une telle décision, impose au juge de se placer dans la même position que l’administration et d’évaluer si, au vu de l’ensemble des données dont elle disposait, la décision prise est manifestement disproportionnée ou inadaptée. Isoler un seul aspect de la décision, même s’il est préjudiciable, sans le mettre en balance avec les autres contraintes et objectifs, revient à dénaturer l’office du juge et à porter une atteinte excessive au pouvoir d’appréciation de l’administration. La décision constitue ainsi une directive claire pour les juges du fond : l’appréciation d’une mesure de carte scolaire doit être globale.
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II. La neutralisation pragmatique du contentieux et sa portée
Après avoir posé ce principe de méthode, le Conseil d’État règle l’affaire au fond d’une manière qui met fin au litige immédiat sans pour autant se prononcer sur la légalité de la suppression du poste (A). Cette issue, si elle est spécifique à l’espèce, n’en diminue pas la portée pédagogique de l’arrêt quant à l’étendue du contrôle juridictionnel (B).
A. Une solution procédurale assurant un dénouement concret
Statuant en tant que juge des référés après cassation, le Conseil d’État examine à son tour les conditions posées par l’article L. 521-1 du code de justice administrative. Il se concentre sur la condition d’urgence et relève un élément nouveau, postérieur à l’ordonnance attaquée. En effet, la ministre « a, dans ses écritures devant le Conseil d’Etat, pris l’engagement de ne pas retirer le poste supplémentaire d’enseignant attribué à l’école de Lenoncourt pour l’année scolaire 2024-2025 en exécution de l’ordonnance de la juge des référés ».
De cet engagement, la Haute Juridiction déduit que la condition d’urgence n’est plus satisfaite. L’exécution de la décision de suppression de poste ne portant plus d’atteinte grave et immédiate aux intérêts de la commune pour l’année scolaire concernée, la demande de suspension devient sans objet. Cette approche pragmatique permet de clore le litige en référé de manière efficace. La commune obtient pour l’essentiel ce qu’elle cherchait, à savoir le maintien du poste pour la rentrée, tandis que l’État obtient l’annulation d’une ordonnance de référé et la réaffirmation de son pouvoir d’appréciation. Le Conseil d’État évite ainsi de se prononcer sur le fond, c’est-à-dire sur l’existence ou non d’une erreur manifeste d’appréciation, question qui reste entière pour le jugement au fond.
B. La portée pédagogique de la décision sur l’office du juge
Au-delà de son aspect casuistique, la décision a une portée doctrinale certaine. Elle rappelle que le référé-suspension n’est pas une voie de recours permettant de juger de la seule opportunité d’une décision administrative. En censurant une appréciation qu’il juge trop centrée sur les conséquences locales d’une mesure, le Conseil d’État réaffirme que le contrôle du juge, même dans le cadre de l’urgence, doit demeurer un contrôle de légalité. Il ne saurait s’agir pour le juge de substituer sa propre vision de l’intérêt général à celle de l’administration, surtout dans un domaine où les choix impliquent des arbitrages délicats entre des intérêts contradictoires.
L’arrêt constitue ainsi un avertissement à l’encontre d’une forme de « gouvernement des juges » en matière de gestion des services publics. En exigeant une prise en compte de l’ensemble des circonstances, y compris des contraintes budgétaires et organisationnelles globales, le Conseil d’État protège la marge d’appréciation de l’administration. La solution finale, bien que favorable en pratique à la collectivité locale pour l’année en cours, conforte sur le plan des principes la position de l’État et la nature du contrôle exercé par le juge administratif, qui doit demeurer un contrôle de l’excès de pouvoir et non de l’opportunité.