4ème – 1ère chambres réunies du Conseil d’État, le 26 février 2025, n°499303

Par une décision du 26 février 2025, le Conseil d’État a refusé de transmettre au Conseil constitutionnel une question prioritaire de constitutionnalité relative à la nature juridique d’une contribution destinée au financement des services de prévention et de santé au travail pour les salariés des particuliers employeurs.

En l’espèce, un particulier employeur ainsi qu’un syndicat professionnel ont formé un recours pour excès de pouvoir contre un arrêté ministériel du 24 septembre 2024. Cet arrêté portait extension d’un avenant à un accord collectif, lequel précisait les modalités d’une contribution due par les particuliers employeurs pour la surveillance médicale de leurs salariés. À l’occasion de ce litige, les requérants ont soulevé une question prioritaire de constitutionnalité visant l’article L. 4625-3 du code du travail, qui institue ladite contribution.

La procédure a donc vu s’opposer, devant la haute juridiction administrative, les requérants au fond et le ministre du travail. Les premiers soutenaient que le législateur avait méconnu l’étendue de sa compétence, en ne fixant pas lui-même les modalités de recouvrement de la contribution. Selon eux, cette contribution constituait une « imposition de toutes natures » au sens de l’article 34 de la Constitution, dont la détermination de l’assiette, du taux et des modalités de recouvrement relève exclusivement de la loi. Cette incompétence négative portait, d’après les requérants, atteinte aux principes d’égalité devant la loi et les charges publiques, ainsi qu’au droit à un recours effectif.

La question de droit soumise au Conseil d’État était donc de savoir si une contribution obligatoire, mise à la charge d’une catégorie d’employeurs pour financer un service de santé au travail spécifique à leurs salariés, revêtait le caractère d’une imposition de toutes natures au sens de l’article 34 de la Constitution, imposant ainsi au législateur d’en fixer lui-même les modalités de recouvrement.

Le Conseil d’État a répondu par la négative. Il a jugé que cette contribution n’avait pas pour objet « le financement de charges publiques mais constitue une dépense mise à la charge des particuliers employeurs au titre de leur obligation, résultant de l’article L. 4121-1 du code du travail, de prendre les mesures nécessaires pour assurer la sécurité et la santé physique et mentale des travailleurs ». Par conséquent, elle ne relevait pas de la catégorie des impositions de toutes natures. Le législateur n’avait donc pas méconnu sa compétence en renvoyant à un accord de branche le soin d’en fixer le montant. Estimant que la question ne présentait pas de caractère sérieux, le Conseil d’État a refusé de la renvoyer au Conseil constitutionnel.

Il convient d’analyser la qualification de la contribution retenue par le Conseil d’État, qui exclut la notion d’imposition de toute nature (I), avant d’examiner la portée de cette décision qui confirme le rôle de filtre de la haute juridiction dans le cadre de la procédure de question prioritaire de constitutionnalité (II).

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I. La qualification de la contribution, exclusive de la notion d’imposition de toute nature

Le raisonnement du Conseil d’État repose entièrement sur la nature qu’il attribue à la contribution litigieuse. En se fondant sur l’affectation de cette dernière, il écarte la qualification d’imposition (A), ce qui le conduit logiquement à rejeter le grief d’incompétence négative soulevé par les requérants (B).

A. L’affectation de la contribution, critère déterminant de la qualification

Pour déterminer si la contribution relevait du domaine fiscal, le Conseil d’État a examiné sa finalité. La décision énonce clairement que la somme prélevée « n’a pas pour objet le financement de charges publiques mais constitue une dépense mise à la charge des particuliers employeurs ». Ce faisant, les juges appliquent un critère classique de distinction entre les impositions et les redevances ou autres prélèvements obligatoires non fiscaux. Une imposition de toute nature alimente le budget de l’État ou des collectivités publiques sans contrepartie directe et immédiate pour le contribuable.

Ici, la contribution est directement affectée au financement des services de prévention et de santé au travail bénéficiant aux salariés des particuliers employeurs. Elle est la contrepartie d’un service rendu, non à l’employeur lui-même, mais à ses salariés, dans le cadre de l’obligation générale de sécurité qui pèse sur tout employeur. Le Conseil d’État ancre ainsi son analyse dans le droit du travail, en rattachant la contribution à l’obligation patronale édictée par l’article L. 4121-1 du code du travail. La nature de la dépense s’apparente davantage à une mutualisation d’un coût de fonctionnement qu’à une participation aux charges communes de la Nation.

B. Le rejet conséquent de l’incompétence négative du législateur

Une fois la nature non fiscale de la contribution établie, la solution s’impose d’elle-même. L’article 34 de la Constitution réserve au législateur la compétence pour fixer les règles concernant « l’assiette, le taux et les modalités de recouvrement des impositions de toutes natures ». Cette disposition ne s’appliquant pas, le législateur était libre de ne pas définir lui-même l’ensemble des caractéristiques du prélèvement.

Le Conseil d’État en déduit que le législateur n’a pas méconnu l’étendue de sa propre compétence. En renvoyant à un « accord collectif de branche étendu » le soin de fixer le montant de la contribution, la loi n’a fait qu’user d’une souplesse d’organisation conforme à la nature de la dépense. Cette délégation de compétence à la négociation collective est jugée parfaitement orthodoxe au regard de la hiérarchie des normes, dès lors que le prélèvement ne constitue pas un impôt. Le moyen tiré de l’incompétence négative, qui constituait le cœur de l’argumentation des requérants, est ainsi jugé infondé.

Cette analyse rigoureuse de la nature de la contribution permet au Conseil d’État d’exercer pleinement son rôle de filtre, illustrant ainsi la portée de son contrôle dans le mécanisme de la question prioritaire de constitutionnalité.

II. La confirmation du rôle de filtre du Conseil d’État dans la procédure de question prioritaire de constitutionnalité

Au-delà de la question de fond, cette décision est une illustration de la fonction de la haute juridiction administrative comme premier juge de la constitutionnalité de la loi. Elle applique avec rigueur les conditions de renvoi prévues par la loi organique (A) et rend une décision dont la portée, bien que limitée à l’espèce, vient consolider la sécurité juridique de dispositifs similaires (B).

A. L’application rigoureuse des conditions de renvoi

Aux termes de l’article 23-5 de l’ordonnance du 7 novembre 1958, le Conseil d’État ne doit saisir le Conseil constitutionnel que si la question est nouvelle ou présente un caractère sérieux. En l’espèce, les juges du Palais-Royal estiment que la question soulevée « ne présente pas un caractère sérieux ». Cette conclusion découle directement de l’analyse menée en amont. La distinction entre les impositions et les autres prélèvements obligatoires étant un principe bien établi en droit public financier, l’application de ce critère à la contribution litigieuse ne soulevait pas de difficulté d’interprétation majeure.

Le Conseil d’État démontre ici qu’il ne se contente pas de vérifier la recevabilité formelle de la question. Il procède à un examen substantiel du moyen, en le confrontant aux principes constitutionnels et à leur interprétation jurisprudentielle. Ce faisant, il assume pleinement son office de filtre, qui vise à ne soumettre au juge constitutionnel que les questions qui posent une véritable interrogation sur la conformité d’une loi aux droits et libertés garantis par la Constitution. Cette fonction est essentielle à l’équilibre du système et prévient l’engorgement du Conseil constitutionnel.

B. La portée de la décision, illustration du contrôle de constitutionnalité a posteriori

La décision commentée ne constitue pas un revirement de jurisprudence. Elle s’inscrit dans le sillage de solutions antérieures qui ont progressivement délimité la notion d’« imposition de toutes natures ». Sa portée est donc avant tout de clarifier le statut juridique de la contribution spécifique au secteur des particuliers employeurs. Elle valide le montage législatif et conventionnel retenu pour le financement de la santé au travail dans cette branche, offrant ainsi une sécurité juridique aux partenaires sociaux et aux organismes de recouvrement.

Plus largement, cette décision rappelle que le recours à des financements affectés et mutualisés, assis sur des contributions obligatoires non fiscales, est un instrument valable pour la mise en œuvre de politiques publiques sectorielles. En confirmant que le législateur peut déléguer la fixation de certains paramètres de ces prélèvements, le Conseil d’État reconnaît une marge de manœuvre nécessaire à l’adaptation des dispositifs aux spécificités de chaque secteur. La solution, bien que technique, renforce la cohérence de l’articulation entre la loi, le règlement et la norme conventionnelle dans l’organisation de la protection sociale.

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Hassan KOHEN
Avocat Associé

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