4ème chambre du Conseil d’État, le 22 mai 2025, n°493359

Par un arrêt en date du 22 mai 2025, le Conseil d’État a eu à se prononcer sur la valeur probante des constatations matérielles établies par un huissier de justice dans le cadre d’une procédure disciplinaire.

En l’espèce, un médecin spécialiste en médecine générale faisait l’objet de poursuites disciplinaires initiées par le Conseil national et le conseil départemental de l’ordre des médecins. Il lui était notamment reproché des manquements déontologiques liés à sa participation à un service de téléconsultation permettant d’obtenir des arrêts de travail. La chambre disciplinaire de première instance d’Ile-de-France de l’ordre des médecins l’avait condamné à une interdiction d’exercer de six mois. Sur appel du praticien et du Conseil national, la chambre disciplinaire nationale de l’ordre des médecins avait réformé cette décision, portant la sanction à une interdiction d’exercer de deux ans, dont une année avec sursis. La preuve des manquements reposait en grande partie sur un constat d’huissier dressé à la demande de la Caisse nationale d’assurance maladie, relatant le déroulement d’une téléconsultation. Le praticien sanctionné a alors formé un pourvoi en cassation contre la décision de la chambre disciplinaire nationale. Il soutenait notamment que celle-ci avait commis une erreur de droit en jugeant que les énonciations du constat d’huissier faisaient foi jusqu’à inscription de faux et en refusant, par conséquent, d’examiner les éléments qu’il produisait pour en contester la teneur.

La question de droit qui se posait au Conseil d’État était donc de déterminer si les constatations purement matérielles d’un huissier de justice, hors matière pénale, bénéficient d’une force probante les rendant incontestables sauf à engager la procédure d’inscription de faux, ou si elles peuvent être remises en cause par la simple preuve contraire.

Le Conseil d’État répond à cette question en annulant la décision de la juridiction disciplinaire. Il juge que, conformément aux dispositions de l’ordonnance du 2 novembre 1945 relative au statut des huissiers, les constatations de cette nature ne font foi que jusqu’à preuve du contraire, et non jusqu’à inscription de faux. En conséquence, en refusant d’apprécier les éléments présentés par le praticien pour contester le contenu du constat, la chambre disciplinaire nationale a commis une erreur de droit.

Cette décision conduit ainsi à clarifier la hiérarchie des modes de preuve issus des actes d’huissier (I), réaffirmant par là même l’office du juge disciplinaire dans l’appréciation des éléments qui lui sont soumis (II).

I. La force probante différenciée des actes d’huissier de justice

Le Conseil d’État, par cette cassation, rappelle la distinction fondamentale qui doit être opérée au sein des écrits d’un officier ministériel, entre les mentions relevant d’une authenticité renforcée et celles soumises à un régime de preuve plus souple (A). Il sanctionne logiquement l’application erronée d’un régime probatoire excessivement rigoureux par le juge du fond (B).

A. La distinction entre la preuve contraire et l’inscription de faux

Les actes établis par un huissier de justice, en tant qu’officier ministériel, ne possèdent pas une force probante uniforme. Une distinction doit être opérée. Certains actes, comme la signification d’une décision de justice, font foi jusqu’à inscription de faux pour les faits que l’huissier y déclare avoir personnellement accomplis ou constatés. Cette procédure, lourde et quasi pénale, est la seule voie pour contester la véracité de ces énonciations. À l’inverse, l’ordonnance du 2 novembre 1945, applicable en l’espèce, dispose spécifiquement que les « constatations purement matérielles » effectuées par un huissier à la demande d’un particulier ne « font foi que jusqu’à preuve contraire ». Cette formule signifie que les faits relatés sont tenus pour vrais, mais qu’il est possible de les renverser en apportant un ou plusieurs éléments de preuve contraires, sans formalisme particulier. Le juge retrouve alors sa pleine liberté d’appréciation pour déterminer, au vu de l’ensemble des pièces du débat contradictoire, quelle version des faits lui paraît la plus vraisemblable.

B. La censure d’une exigence probatoire erronée

En l’espèce, la chambre disciplinaire nationale avait jugé qu’elle « n’avait pas à apprécier la pertinence des éléments invoqués par le praticien poursuivi pour mettre en cause la teneur du constat d’huissier », au motif que de tels actes font foi jusqu’à inscription de faux. Ce faisant, la juridiction ordinale a assimilé à tort un constat de faits matériels, en l’occurrence le déroulement d’une téléconsultation, au régime le plus strict de la force probante. Elle a conféré à cet élément de preuve une autorité que la loi ne lui reconnaît pas. En statuant ainsi, elle a non seulement commis une erreur dans l’interprétation de la règle de droit, mais a également porté atteinte aux droits de la défense. En effet, elle a refusé par principe d’examiner les arguments et les pièces que le médecin entendait lui soumettre pour contredire les affirmations de l’huissier, privant ainsi son jugement d’une partie essentielle du débat. C’est cette erreur de droit manifeste que le Conseil d’État vient sanctionner, en rappelant que le régime de la preuve contraire impose précisément au juge d’examiner les éléments qui lui sont présentés à cette fin.

Le rappel de cette règle fondamentale de procédure a pour corollaire de réaffirmer le rôle actif du juge dans l’examen des preuves qui lui sont présentées, particulièrement en matière disciplinaire.

II. La portée de la solution sur l’office du juge disciplinaire

La cassation prononcée par le Conseil d’État n’est pas seulement une leçon de droit probatoire, elle constitue également un rappel de l’étendue des devoirs du juge dans l’appréciation des faits (A), ce qui renforce les garanties offertes aux justiciables dans le cadre des procédures disciplinaires (B).

A. L’obligation d’examiner toute preuve contraire

En jugeant que les constatations matérielles d’un huissier ne valent que jusqu’à preuve du contraire, le Conseil d’État souligne l’obligation pour le juge du fond de ne pas rester passif face à un tel document. La formule « jusqu’à preuve contraire » n’est pas une clause de style, elle impose au juge d’entrer dans un examen concret des éléments qui lui sont fournis par la partie qui conteste le constat. Il doit analyser la pertinence, la crédibilité et la force probante des contre-preuves apportées, qu’il s’agisse d’autres écrits, de témoignages ou d’éléments techniques. Son rôle ne se limite pas à enregistrer le contenu du constat, mais bien à le confronter aux arguments adverses pour forger sa conviction. En se déclarant incompétent pour apprécier ces éléments, le juge disciplinaire a méconnu l’étendue de son office et vidé de sa substance le principe du contradictoire qui doit gouverner le procès. L’arrêt rappelle que le juge est le souverain appréciateur des faits, et cette souveraineté implique le devoir d’examiner toutes les pièces du dossier.

B. La garantie d’un débat contradictoire équilibré

La portée de cette décision est significative pour l’équilibre des procédures disciplinaires. Elle confirme qu’une partie poursuivie ne se trouve pas démunie face à un constat d’huissier qui lui serait défavorable. Exiger une inscription de faux aurait rendu la contestation de ces actes extrêmement difficile, voire illusoire, en raison de la complexité et du coût d’une telle procédure. En réaffirmant le régime de la preuve contraire, le Conseil d’État assure un débat probatoire plus équilibré. Le praticien mis en cause peut ainsi se défendre en utilisant des moyens de preuve accessibles, permettant une discussion effective sur la matérialité des faits qui lui sont reprochés. La décision garantit que la juridiction disciplinaire, avant de prononcer une sanction, se doit de peser avec la même attention les éléments à charge, fussent-ils établis par un officier ministériel, et les éléments à décharge produits par la personne poursuivie. L’affaire est donc renvoyée devant la chambre disciplinaire nationale qui devra, cette fois, réexaminer le dossier en appréciant la valeur des éléments produits par le médecin pour contester le constat d’huissier.

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