Par un arrêt en date du 30 juillet 2025, le Conseil d’État a été amené à se prononcer sur les conséquences d’un allongement considérable d’une procédure contentieuse et sur les modalités de réparation du préjudice qui en résulte pour une personne morale. En l’espèce, un syndicat de sapeurs-pompiers a contesté une délibération de 2013 de son service départemental d’incendie et de secours, relative à la gestion du temps de travail. Cette contestation a initié un long parcours juridictionnel.
La procédure débute par une requête enregistrée le 18 février 2014 devant le tribunal administratif de Grenoble, qui, par un jugement du 31 octobre 2016, a partiellement fait droit à la demande. Saisie en appel par le syndicat le 13 janvier 2017, la cour administrative d’appel de Lyon a rejeté son recours par un arrêt du 5 février 2019. Le Conseil d’État, saisi d’un premier pourvoi le 5 avril 2019, a, par une décision du 4 novembre 2020, cassé partiellement cet arrêt et renvoyé l’affaire devant la même cour. Statuant sur renvoi, la cour administrative d’appel de Lyon, par un second arrêt du 15 avril 2021, a de nouveau annulé partiellement la délibération initiale, mais en omettant de statuer sur l’un des points soulevés. Un second pourvoi a donc été formé le 16 juin 2021, conduisant à une décision du 26 février 2024 par laquelle le Conseil d’État a annulé ce dernier arrêt et réglé l’affaire au fond. Fort de la durée totale de cette procédure, qui s’est étendue sur plus de dix ans, le syndicat a alors engagé une action en responsabilité contre l’État.
La question de droit qui se posait à la haute juridiction était de savoir si la responsabilité de l’État pour durée excessive de la procédure pouvait être engagée sur le fondement d’une appréciation globale de la durée d’un contentieux, alors même qu’aucune des instances successives ne présentait, en elle-même, un caractère déraisonnable. Il s’agissait également de déterminer la nature et l’étendue du préjudice indemnisable pour une personne morale dans un tel contexte. Le Conseil d’État répond qu’une durée totale de plus de dix ans est excessive et engage la responsabilité de l’État, même si chaque segment de la procédure pris isolément ne l’est pas. Il affirme que « la durée totale de la procédure, de dix ans et huit jours, est, en revanche, excessive », justifiant ainsi l’engagement de la responsabilité de l’État.
Ainsi, la décision consacre une approche globale pour caractériser le délai excessif (I), avant de procéder à une délimitation rigoureuse des contours du préjudice moral indemnisable pour une personne morale (II).
***
I. La consécration d’une appréciation globale du délai excessif
Le Conseil d’État réaffirme d’abord le principe de responsabilité de l’État pour une justice trop lente (A), mais il innove surtout en retenant une appréciation globale de la durée de la procédure pour caractériser la faute (B).
A. La réaffirmation du droit à un jugement dans un délai raisonnable
La décision rappelle avec force que « les justiciables ont droit à ce que leurs requêtes soient jugées dans un délai raisonnable ». Ce principe, qui découle des principes généraux du fonctionnement des juridictions et de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme, constitue une obligation pour le service public de la justice. L’arrêt précise que le caractère raisonnable du délai doit être apprécié concrètement, en considérant plusieurs facteurs tels que la complexité de l’affaire, le comportement des parties et l’enjeu du litige pour le requérant.
Cette obligation n’est pas purement théorique ; sa méconnaissance constitue une faute susceptible d’engager la responsabilité de l’État. La victime peut alors obtenir réparation pour les dommages directs et certains que ce fonctionnement défectueux lui a causés. En rappelant ce cadre, le Conseil d’État s’inscrit dans une jurisprudence bien établie, qui vise à garantir l’effectivité du droit au recours en sanctionnant les lenteurs excessives de l’appareil judiciaire.
B. Le passage d’une analyse par instance à une évaluation d’ensemble
L’apport principal de l’arrêt réside dans sa méthode d’évaluation du délai. Alors que chaque phase de la procédure, prise isolément, ne dépassait pas une durée jugée déraisonnable — deux ans et huit mois en première instance, un peu plus de deux ans en appel, puis des durées variables en cassation —, le Conseil d’État choisit de les agréger. Il constate que « si la durée de chacune de ces instances n’excède pas le délai raisonnable mentionné au point 2, la durée totale de la procédure, de dix ans et huit jours, est, en revanche, excessive ».
Cette approche globale est déterminante. Elle empêche que la responsabilité de l’État ne soit éludée par un effet de segmentation de la procédure, où une succession de délais individuellement acceptables aboutirait à une durée totale manifestement déraisonnable pour le justiciable. Le juge administratif reconnaît ainsi qu’un contentieux peut devenir fautivement long par l’accumulation des étapes procédurales, incluant les recours et les renvois après cassation. Cette solution renforce la protection des justiciables face à la complexité et à la longueur des parcours contentieux, en considérant le procès non comme une série d’épisodes distincts, mais comme un continuum vécu par le requérant.
Une fois la faute de l’État caractérisée par cette durée globale excessive, il incombait au juge de statuer sur la réparation du préjudice en résultant.
II. Une délimitation stricte du préjudice moral indemnisable
La haute juridiction admet l’existence d’un préjudice moral présumé pour un syndicat (A), mais elle en circonscrit précisément les limites en écartant d’autres chefs de préjudice invoqués (B).
A. La présomption du préjudice moral pour une personne morale
L’arrêt établit que « la durée excessive d’une procédure résultant du dépassement du délai raisonnable pour juger l’affaire est présumée entraîner, par elle-même, un préjudice moral ». Cette présomption, habituellement reconnue pour les personnes physiques en raison des tracas et de l’incertitude générés par un procès qui s’éternise, est ici appliquée à une personne morale, en l’occurrence un syndicat.
Le préjudice moral d’un syndicat ne réside pas dans une souffrance psychologique, mais dans l’atteinte portée à sa mission et à l’intérêt collectif qu’il représente. La longue période d’incertitude juridique sur les conditions de travail des agents a entravé sa capacité à défendre efficacement leurs droits et a créé des préoccupations dépassant celles d’un procès normal. En fixant une indemnité de 4 000 euros, le Conseil d’État reconnaît cette réalité, tout en procédant à une appréciation mesurée, tenant compte de la qualité du requérant et des circonstances de l’espèce.
B. Le rejet des autres chefs de préjudice invoqués
Toutefois, le Conseil d’État se montre strict dans la délimitation du périmètre de la réparation. Il rejette la demande d’indemnisation supplémentaire formulée au titre de « la lésion des intérêts collectifs », considérant que ce préjudice n’est pas distinct de celui déjà réparé au titre du délai excessif. Autrement dit, l’incertitude quant aux conditions de travail des agents est l’élément même qui constitue le préjudice moral du syndicat, et ne peut donc être indemnisé une seconde fois.
Plus fondamentalement, le juge écarte le préjudice lié au fait que les agents ont travaillé dans des conditions jugées irrégulières pendant toute la procédure. Il estime en effet que ce dommage « n’est pas imputable au fonctionnement du service public de la justice ». Par cette formule, le Conseil d’État opère une distinction capitale du point de vue du lien de causalité : le préjudice né de la lenteur de la justice est indemnisable dans le cadre d’une action en responsabilité contre l’État-juge ; en revanche, le préjudice né de l’application de la réglementation illégale elle-même est imputable à l’auteur de cet acte, à savoir le service départemental, et non à la juridiction qui a tardé à l’annuler.