4ème chambre du Conseil d’État, le 6 août 2025, n°502319

Par une décision en date du 6 août 2025, le Conseil d’État s’est prononcé sur la légalité d’une mesure de suspension temporaire du droit d’exercer la médecine, prise à l’encontre d’un praticien pour insuffisance professionnelle. En l’espèce, le conseil départemental de l’ordre des médecins avait saisi le conseil régional compétent de la situation d’un médecin généraliste, suite au signalement émis par la mère d’un jeune patient. Le conseil régional n’ayant pas statué dans le délai de deux mois imparti, le Conseil national de l’ordre des médecins fut saisi de l’affaire. Se fondant sur un rapport d’expertise, mais sans en suivre toutes les conclusions, la formation restreinte du Conseil national a suspendu le praticien pour une durée d’un an, assortissant cette mesure d’une obligation de formation. Le médecin a alors formé un recours pour excès de pouvoir devant le Conseil d’État, contestant tant la régularité de la procédure que le bien-fondé de la décision. Il soulevait notamment la méconnaissance des droits de la défense et l’absence de dangerosité de sa pratique, telle que relevée par les experts. Il appartenait donc à la haute juridiction administrative de déterminer si une mesure de suspension pour insuffisance professionnelle revêt le caractère d’une sanction et dans quelle mesure l’autorité ordinale est liée par les conclusions d’une expertise qu’elle a diligentée. Le Conseil d’État a rejeté la requête, jugeant que la mesure contestée constitue une mesure de police administrative et non une sanction, et que l’instance ordinale conserve son plein pouvoir d’appréciation quant à l’existence d’une insuffisance professionnelle dangereuse. La haute juridiction administrative confirme ainsi la nature spécifique de cette mesure de police (I), tout en réaffirmant l’autonomie de l’appréciation de l’instance ordinale quant à la dangerosité de l’exercice professionnel (II).

I. La qualification de la mesure de suspension, une mesure de police administrative

Le Conseil d’État fonde sa décision sur une distinction fondamentale entre la sanction et la mesure de police administrative, réaffirmant la nature préventive de la suspension pour insuffisance professionnelle (A), ce qui conditionne la portée des garanties procédurales offertes au praticien (B).

A. L’exclusion de la nature de sanction disciplinaire

La décision commentée énonce clairement que « la formation restreinte du Conseil national prend une décision administrative qui n’a pas le caractère d’une sanction ». Cette qualification est déterminante, car elle soustrait la procédure au régime répressif pour l’inscrire dans le cadre de la police administrative spéciale confiée aux ordres professionnels. L’objectif poursuivi n’est pas de punir un comportement fautif, mais de protéger la santé publique face à un risque créé par l’incompétence d’un professionnel de santé. La mesure vise à prévenir la survenance de dommages aux patients, en retirant temporairement à un praticien jugé dangereux le droit d’exercer son art. En conséquence, les principes régissant le droit disciplinaire, tels que le respect intégral des droits de la défense ou le principe de proportionnalité de la peine à la faute, ne trouvent pas à s’appliquer avec la même rigueur. Le Conseil d’État écarte ainsi l’argument du requérant qui soutenait que la mesure était disproportionnée, en précisant qu’il « ne peut utilement soutenir qu’elle serait disproportionnée au regard des fautes qui lui seraient reprochées », puisqu’aucune faute ne lui était à proprement parler reprochée.

Cette qualification emporte des conséquences déterminantes sur les garanties procédurales applicables.

B. La portée limitée des garanties procédurales

Dès lors que la mesure de suspension ne constitue pas une sanction, les exigences procédurales sont appréciées de manière moins stricte. Le Conseil d’État vérifie que le praticien a bien été mis en mesure de présenter ses observations, conformément aux dispositions du code de la santé publique. En l’espèce, le juge administratif relève que l’intéressé a été « régulièrement convoqué », qu’il a été « mis en mesure d’avoir accès à son dossier et de présenter des observations ». Le fait que le Conseil national ait refusé de reporter l’audience à la demande du praticien, qui se disait souffrant et dont le défenseur était indisponible, n’a pas été jugé comme une atteinte irrégulière à ses droits. La haute juridiction estime que le caractère non répressif de la procédure justifie cette approche pragmatique, le contradictoire ayant été respecté dans sa substance. De même, le délai de remise du rapport d’expertise, bien que dépassé, est jugé comme n’étant pas prescrit à peine de nullité. La procédure administrative, orientée vers un but de protection, se contente de garanties jugées suffisantes pour éclairer la décision de l’autorité compétente.

Au-delà de la nature de la mesure, la décision du Conseil d’État précise également l’étendue du pouvoir d’appréciation de l’autorité ordinale face aux éléments du dossier.

II. Le pouvoir souverain d’appréciation de l’instance ordinale

Le Conseil d’État consacre la pleine autonomie de l’instance ordinale dans son appréciation de la dangerosité, se détachant d’une lecture littérale du rapport d’expertise (A) pour fonder sa conviction sur un ensemble d’éléments concordants (B).

A. L’indépendance de l’appréciation ordinale vis-à-vis du rapport d’expertise

La décision énonce un principe essentiel en matière de police administrative : le rapport d’expertise a pour « seul objet d’éclairer l’instance ordinale et ne la lie pas ». Ainsi, « la circonstance que le rapport d’expertise ait conclu qu’il n’était « pas mis en évidence de conduite mettant directement en danger les patients » ne faisait pas par elle-même obstacle à ce que le Conseil national de l’ordre des médecins prononce, par la décision attaquée, une suspension du droit d’exercer la médecine ». Le Conseil d’État reconnaît que l’appréciation de l’insuffisance professionnelle et de sa dangerosité relève de la compétence exclusive de l’autorité ordinale. Les experts apportent un éclairage technique, mais la décision finale est une prérogative de l’administration, qui doit exercer sa propre analyse au regard de l’ensemble des pièces du dossier. Cette solution est logique, car c’est bien le conseil de l’ordre, et non les experts, qui est investi par la loi de la mission de garantir la sécurité des patients. Il lui appartient donc de forger sa propre conviction, quitte à adopter une position plus rigoureuse que celle préconisée par le rapport.

Cette liberté d’appréciation trouve sa pleine expression dans la motivation de la décision de suspension.

B. La caractérisation de l’insuffisance professionnelle dangereuse par un faisceau d’indices

Pour justifier la suspension malgré les conclusions rassurantes du rapport sur l’absence de danger direct, le Conseil d’État s’appuie, à l’instar de l’instance ordinale, sur un faisceau d’indices. Il retient que les connaissances du praticien présentent « des lacunes et approximations significatives concernant des problématiques courantes », notamment en matière de prescription d’antibiotiques, exposant ses patients à des « effets secondaires délétères ». La haute juridiction prend également en compte le contexte, relevant que le médecin n’a « pas suivi de formation continue depuis une dizaine d’années et pratique sa profession sans échanger avec d’autres praticiens ». C’est donc la combinaison de ces éléments qui permet d’établir une insuffisance professionnelle rendant l’exercice de la médecine dangereux. La dangerosité ne résulte pas nécessairement d’un acte unique et avéré, mais peut être déduite d’une incompétence globale qui crée un risque potentiel et inacceptable pour la sécurité des patients. En validant ce raisonnement, le Conseil d’État admet une conception extensive de la notion de danger, qui englobe le risque latent découlant d’une obsolescence des connaissances et d’un exercice isolé de la profession.

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Hassan KOHEN
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