Par une décision en date du 10 juillet 2025, le Conseil d’État s’est prononcé sur la légalité de l’inscription au tableau de l’ordre d’une pharmacienne ne remplissant pas les conditions de diplôme et d’expérience requises par les textes. En l’espèce, une praticienne avait sollicité son inscription auprès de la section compétente de l’ordre des pharmaciens pour exercer en qualité de gérante d’une pharmacie à usage intérieur au sein d’un établissement de santé. Ne disposant ni des diplômes d’études spécialisées ni de l’expérience professionnelle dérogatoire prévus par le code de la santé publique, sa demande se heurtait aux conditions réglementaires d’exercice. Toutefois, le directeur général de l’agence régionale de santé (ARS) territorialement compétente lui avait accordé une autorisation dérogatoire pour lui permettre d’occuper ce poste, arguant des difficultés de recrutement rencontrées par l’établissement. Saisi d’un recours hiérarchique contre le refus initial d’inscription opposé par l’organe central de la section, le Conseil national de l’ordre des pharmaciens avait finalement procédé à l’inscription de l’intéressée en se fondant sur cette autorisation. C’est cette décision d’inscription que l’organe central de la section et un syndicat professionnel ont attaquée pour excès de pouvoir devant le Conseil d’État. Il appartenait donc à la haute juridiction de déterminer si le pouvoir de dérogation conféré au directeur général de l’ARS, destiné à simplifier des procédures, l’autorisait à écarter des conditions de fond relatives aux qualifications professionnelles pour l’exercice d’une profession de santé. Le Conseil d’État répond par la négative, considérant la dérogation comme illégale et annulant par voie de conséquence la décision d’inscription qui en découlait. Pour ce faire, il admet d’abord la recevabilité de l’exception d’illégalité dirigée contre l’autorisation dérogatoire (I), avant de consacrer une interprétation stricte du champ de ce pouvoir, réaffirmant ainsi la prééminence des garanties de compétence (II).
I. L’annulation de l’inscription fondée sur une dérogation illégalement accordée
Le Conseil d’État fonde sa décision d’annulation sur l’illégalité de l’acte préalable ayant permis l’inscription contestée. Pour ce faire, il recourt à la théorie de l’opération complexe pour juger recevable l’exception d’illégalité soulevée par les requérants (A), ce qui lui permet ensuite de censurer le détournement du pouvoir dérogatoire opéré par le directeur de l’agence régionale de santé (B).
A. La recevabilité de l’exception d’illégalité par la reconnaissance d’une opération complexe
En principe, l’illégalité d’un acte administratif individuel ne peut être utilement invoquée à l’appui d’un recours contre une décision ultérieure si cet acte est devenu définitif. Toutefois, le juge administratif écarte cette règle lorsque les deux décisions constituent les éléments d’une même opération complexe. C’est précisément le raisonnement suivi en l’espèce. La haute juridiction relève que la décision d’inscription de la praticienne « se fonde nécessairement sur l’autorisation dérogatoire délivrée par le directeur général de l’ARS, laquelle a été prise spécialement (…) en vue de permettre le recrutement ». De ce lien indissociable, le Conseil d’État déduit que ces deux décisions « forment ensemble une opération complexe ». Cette qualification permet de faire exception à l’irrecevabilité de principe du moyen et d’examiner la légalité de l’autorisation dérogatoire, bien qu’elle n’ait pas été contestée dans le délai de recours contentieux. Cette solution classique assure la protection des administrés contre l’enchaînement d’actes dont le premier, bien qu’illégal, conditionne la légalité des suivants. Elle trouve ici une application particulièrement justifiée, l’inscription au tableau de l’ordre n’étant que la conséquence directe et nécessaire de l’autorisation accordée en amont.
B. La censure du détournement du pouvoir dérogatoire
Une fois la recevabilité de l’exception admise, le Conseil d’État examine le fond du droit et conclut à l’illégalité de la dérogation accordée. Il se livre pour cela à une analyse rigoureuse des dispositions du code de la santé publique relatives au pouvoir de dérogation du directeur général de l’ARS. Celui-ci peut déroger à certaines normes pour des motifs d’intérêt général liés à des circonstances locales, notamment pour « alléger les démarches administratives, de réduire les délais de procédure ou de favoriser l’accès aux aides publiques ». Or, la haute juridiction juge que cette faculté, si elle permet d’assouplir des règles de forme ou de procédure, « ne sauraient permettre de s’affranchir de conditions de fond » telles que celles relatives aux diplômes et à l’expérience requis pour exercer au sein d’une pharmacie à usage intérieur. Le Conseil d’État constate que l’autorisation a été accordée pour pallier des difficultés de recrutement, mais que ce motif, bien que d’intérêt général, ne correspond pas à l’objet du pouvoir de dérogation tel que défini par les textes. En écartant des exigences de qualification professionnelle, le directeur de l’ARS a utilisé ce pouvoir à une fin pour laquelle il n’était pas prévu, entachant ainsi sa décision d’illégalité.
II. La réaffirmation de l’exigence de qualification professionnelle
Au-delà de la technique juridique employée, la décision du Conseil d’État revêt une portée de principe en ce qu’elle fait prévaloir la sécurité sanitaire sur les considérations locales (A) et clarifie par là même le champ d’application, jusqu’ici peu exploré, du pouvoir de dérogation des directeurs d’ARS (B).
A. La primauté de la sécurité sanitaire sur les contingences locales
L’arrêt met en balance deux impératifs : d’une part, la nécessité de pourvoir un poste vacant dans un établissement de santé, dans un « contexte où toutes les démarches entreprises (…) sont restées infructueuses », et d’autre part, le respect des normes garantissant la compétence des professionnels de santé. La décision du directeur de l’ARS relevait d’une logique pragmatique visant à assurer la continuité du service pharmaceutique. Cependant, en annulant la décision qui en découle, le Conseil d’État réaffirme que les exigences de diplômes et d’expérience professionnelle constituent une garantie fondamentale pour la sécurité des prises en charge. Ces conditions de fond ne sont pas de simples formalités administratives, mais le socle sur lequel repose la confiance des usagers dans le système de santé. En refusant qu’une dérogation administrative puisse s’y substituer, même pour un motif d’intérêt général local, le juge administratif érige la protection de la santé publique en objectif supérieur qui ne saurait être compromis par des difficultés conjoncturelles de recrutement. La solution consacre ainsi la prééminence des qualifications légales sur toute autre considération.
B. La portée clarifiée du pouvoir de dérogation des directeurs d’ARS
Introduit par un décret du 7 avril 2023, le droit de dérogation reconnu aux directeurs généraux des agences régionales de santé est un outil récent dont les contours restaient à préciser par la jurisprudence. Cette décision apporte une clarification essentielle en traçant une ligne nette entre les normes de procédure, potentiellement sujettes à dérogation, et les normes de fond, qui en sont exclues. Le Conseil d’État adresse ainsi un message clair aux autorités administratives locales : ce pouvoir, conçu comme un instrument de simplification et d’adaptation aux circonstances locales, ne peut être mobilisé pour contourner les conditions substantielles d’exercice d’une profession réglementée. Il ne saurait constituer un palliatif aux difficultés structurelles du système de santé, comme les pénuries de personnel qualifié. La portée de cet arrêt est donc considérable, car il vient borner l’exercice d’un pouvoir discrétionnaire et prévient les risques d’une application extensive qui aurait pu conduire à une rupture d’égalité sur le territoire et à un affaiblissement des garanties professionnelles. La solution retenue impose de rechercher des solutions pérennes aux problèmes de ressources humaines, plutôt que de recourir à des expédients administratifs contraires à l’esprit de la loi.