5ème – 6ème chambres réunies du Conseil d’État, le 6 juin 2025, n°495797

Par une décision en date du 6 juin 2025, le Conseil d’État s’est prononcé sur la légalité d’un décret visant à encadrer le recours au travail temporaire pour certaines professions des secteurs sanitaire, social et médico-social. Cet arrêt offre une illustration précise de l’office du juge administratif dans le contrôle de l’exercice du pouvoir réglementaire, en particulier lorsque celui-ci met en œuvre une politique publique nouvelle et potentiellement restrictive pour les libertés économiques.

Plusieurs organisations syndicales, une association et des professionnels des secteurs concernés ont saisi la haute juridiction administrative d’un recours pour excès de pouvoir. Leur action visait à obtenir l’annulation du décret du 24 juin 2024, pris en application de la loi du 27 décembre 2023. Cette loi avait instauré l’obligation pour plusieurs catégories de soignants et de travailleurs sociaux d’avoir exercé leur activité durant une période minimale dans un cadre autre que l’intérim, avant de pouvoir conclure un contrat de mission avec une entreprise de travail temporaire. Le décret attaqué fixait cette durée minimale à deux ans en équivalent temps plein et précisait les modalités de vérification de cette condition. Les requérants soulevaient divers moyens de légalité externe et interne, arguant notamment d’une méconnaissance du principe d’égalité et d’une atteinte disproportionnée à la liberté du travail et à la liberté d’entreprendre.

Il revenait dès lors au Conseil d’État de déterminer si le pouvoir réglementaire, en fixant les modalités d’application d’une restriction légale d’accès au travail temporaire, avait correctement interprété la portée de la loi habilitante. Plus spécifiquement, la question se posait de savoir si une telle restriction pouvait être appliquée de manière uniforme à l’ensemble des professionnels, y compris ceux déjà en exercice sous le régime de l’intérim, sans méconnaître l’objectif poursuivi par le législateur.

Le Conseil d’État procède à une annulation partielle du décret, considérant que celui-ci a excédé ce que la loi permettait. La haute juridiction juge que le pouvoir réglementaire a commis une erreur de droit en ne limitant pas le dispositif aux seuls professionnels débutant une carrière en intérim. Elle retient en effet que le décret « méconnaît la portée de la loi en se bornant à prévoir une durée d’exercice minimale de deux ans hors contrat de mise à disposition conclu avec une entreprise de travail temporaire pour tous les professionnels concernés, sans restreindre son application aux seuls professionnels concluant, pour la première fois après son entrée en vigueur, un tel contrat ». L’arrêt se distingue ainsi par sa méthode d’interprétation, qui privilégie la finalité de la norme sur sa littéralité pour en définir le champ d’application (I), aboutissant à une censure ciblée qui préserve l’économie générale du dispositif tout en protégeant les situations établies (II).

I. Une interprétation téléologique comme rempart à une application extensive de la loi

Le raisonnement du Conseil d’État s’articule autour de la recherche de l’intention du législateur pour encadrer l’action du pouvoir réglementaire. Il valide le principe d’une restriction au recours au travail temporaire en la justifiant par un motif d’intérêt général (A), mais en cantonne la portée en se fondant sur la finalité de la loi (B).

A. La consécration d’un motif d’intérêt général justifiant la restriction

Le Conseil d’État écarte en premier lieu les critiques portant sur le principe même de la restriction d’accès au travail temporaire. Il admet que cette limitation est justifiée par « des raisons d’intérêt général » au sens de l’article 4 de la directive 2008/104/CE relative au travail intérimaire. Pour ce faire, le juge se réfère explicitement aux débats parlementaires et à l’économie générale de la loi du 27 décembre 2023. Il en déduit que l’objectif du législateur était double : d’une part, « veiller à un meilleur accompagnement des jeunes diplômés ou des jeunes professionnels, en leur imposant d’inscrire le début de leur exercice professionnel au sein d’équipes stables », et d’autre part, « éviter qu’ils n’exercent, au début de leur carrière, dans un cadre regardé comme défavorable à la continuité des soins et à l’équilibre financier du système de santé ». Cette analyse permet au juge de légitimer l’interventionnisme législatif dans un secteur économique précis, en reconnaissant la validité de la politique publique de lutte contre une précarisation jugée excessive des parcours professionnels dans le domaine de la santé. Le principe de la restriction étant validé, la question de son application restait néanmoins ouverte.

B. La primauté de l’intention du législateur dans la délimitation du champ d’application

C’est dans l’interprétation du champ d’application de la loi que réside le cœur de la décision. Alors que le texte de loi ne distinguait pas explicitement entre les nouveaux professionnels et ceux déjà en exercice, le Conseil d’État opère une lecture finaliste pour en restreindre la portée. Il considère qu’une application de la restriction à des professionnels ayant déjà une carrière en intérim serait contraire à l’objectif visé. Une telle mesure aurait pour effet de leur interdire la poursuite de leur activité, ce qui constituerait une atteinte disproportionnée à leur liberté de travailler. Le Conseil d’État juge qu’« il n’en irait pas de même si les dispositions de la loi du 27 décembre 2023 devaient être comprises comme ayant vocation à s’appliquer en outre […] à tous les professionnels qui exerçaient déjà dans le cadre de contrats passés avec des entreprises de travail temporaire ». Par cette interprétation constructive, le juge administratif précise la portée de la loi pour la rendre compatible avec les exigences supérieures du droit. Il s’érige en garant de la proportionnalité, en imposant au pouvoir réglementaire de ne pas aller au-delà de ce que la finalité de la loi exigeait. Le décret est donc censuré pour avoir adopté une lecture trop littérale et générale de l’habilitation législative.

II. Une annulation partielle à l’effet protecteur et pragmatique

La solution retenue par le Conseil d’État se traduit par une annulation limitée dans sa portée, qui a pour effet de sécuriser la situation des professionnels déjà en poste (A), tout en consolidant, par le rejet des autres moyens, le principe même de la nouvelle régulation (B).

A. La protection des situations professionnelles acquises

En annulant le décret uniquement « en tant qu’il ne restreint pas son application aux contrats de mise à disposition des seuls professionnels concluant, pour la première fois après son entrée en vigueur, un contrat de mission », le Conseil d’État opte pour une solution chirurgicale. Cette annulation partielle a pour conséquence directe de soustraire au nouveau dispositif l’ensemble des professionnels qui exerçaient déjà en intérim avant l’entrée en vigueur du décret. La condition de deux années d’exercice préalable ne leur est donc pas applicable. La décision protège ainsi les situations professionnelles existantes et évite une application rétroactive de fait qui aurait été particulièrement préjudiciable. Cette technique de censure limitée démontre un souci de pragmatisme, permettant de corriger l’illégalité sans paralyser entièrement l’action administrative ni remettre en cause l’intégralité du texte réglementaire. Seuls les nouveaux entrants sur le marché du travail temporaire dans les secteurs concernés sont désormais visés par la restriction.

B. La consolidation du dispositif par le rejet des moyens de portée générale

L’arrêt consolide la nouvelle régulation en écartant systématiquement les autres moyens soulevés par les requérants. Le Conseil d’État juge ainsi que le pouvoir réglementaire n’a pas méconnu le principe d’égalité en n’incluant pas immédiatement les médecins dans le dispositif, reconnaissant à l’administration la faculté d’une mise en œuvre échelonnée. Il rejette également le moyen tiré d’une violation du principe de sécurité juridique, estimant que le délai d’entrée en vigueur, bien que bref, ne rendait pas l’application du texte matériellement impossible. Surtout, il déclare inopérants les arguments contestant la conventionalité de la restriction elle-même, au motif que celle-ci découle directement de la loi et non du décret. En procédant ainsi, le juge valide indirectement la conformité du principe de la restriction au droit supérieur, tout en en modulant l’application. La décision a donc une portée qui dépasse la seule annulation : elle clarifie et stabilise pour l’avenir les règles applicables au travail temporaire dans le secteur de la santé.

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Hassan KOHEN
Avocat Associé

Hassan Kohen

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