5ème chambre du Conseil d’État, le 17 avril 2025, n°495254

Par un arrêt du 17 avril 2025, le Conseil d’État a été amené à se prononcer sur les conditions d’inscription au tableau de l’ordre des pharmaciens, et plus spécifiquement sur l’interprétation des critères dérogatoires permettant d’exercer au sein d’une pharmacie à usage intérieur sans détenir le diplôme d’études spécialisées normalement requis. En l’espèce, une pharmacienne a sollicité son inscription au tableau de la section H de l’ordre des pharmaciens afin d’exercer en qualité de remplaçante ponctuelle. Ne possédant pas le diplôme d’études spécialisées exigé par la réglementation récente, elle se prévalait d’une dérogation fondée sur une expérience professionnelle passée. Le bureau du conseil central de la section H a rejeté sa demande par une décision du 26 octobre 2023, au motif que les conditions de cette dérogation n’étaient pas remplies. L’intéressée a alors formé un recours devant le Conseil national de l’ordre des pharmaciens, lequel a confirmé le refus par une décision du 25 mars 2024. C’est dans ce contexte que la praticienne a saisi le Conseil d’État d’un recours pour excès de pouvoir contre cette dernière décision, soutenant que son expérience professionnelle aurait dû être prise en compte. Le problème de droit qui se posait à la haute juridiction administrative était donc de savoir si l’expérience professionnelle requise à titre dérogatoire pour exercer au sein d’une pharmacie à usage intérieur doit nécessairement avoir été acquise pendant des périodes de pleine et régulière inscription au tableau de l’ordre professionnel compétent. Le Conseil d’État a répondu par l’affirmative à cette question en rejetant la requête. Il juge que le temps d’activité susceptible d’ouvrir droit à la dérogation prévue par l’article R. 5126-3 du code de la santé publique ne peut s’entendre que de celui exercé dans le cadre d’une inscription régulière au tableau de l’ordre. En ne retenant que les périodes durant lesquelles la requérante était formellement inscrite, le Conseil national de l’ordre des pharmaciens n’a, selon les juges du Palais-Royal, commis aucune erreur de droit. Cette décision vient ainsi consacrer une lecture stricte des conditions d’exercice dérogatoire, liant indissociablement la validation de l’expérience à l’inscription ordinale (I), ce qui a pour effet de renforcer le monopole de contrôle de l’ordre sur l’accès à la profession (II).

I. La consécration d’une condition implicite d’inscription pour la validation de l’expérience professionnelle

En précisant les modalités de décompte de l’expérience professionnelle, le Conseil d’État opte pour une interprétation rigoureuse des conditions dérogatoires d’exercice (A), ce qui le conduit à affirmer le caractère indissociable de l’exercice légal et de l’inscription ordinale (B).

A. L’interprétation stricte des conditions dérogatoires d’exercice

La réglementation relative à l’exercice en pharmacie à usage intérieur a été renforcée afin de garantir un haut niveau de compétence, imposant en principe la détention d’un diplôme d’études spécialisées spécifique. Toutefois, le pouvoir réglementaire a prévu des mesures transitoires, notamment à l’article R. 5126-3 du code de la santé publique, pour les pharmaciens déjà engagés dans cette voie. Ce texte ouvre une dérogation fondée sur la justification d’une expérience professionnelle d’une durée équivalente à deux ans à temps plein sur une période de dix ans. Le litige porté devant le Conseil d’État reposait précisément sur la nature de cette « expérience » et les modalités de son décompte. La lettre du texte ne précisait pas explicitement si cet exercice devait avoir été accompli sous le couvert d’une inscription formelle à la section ordinale correspondante. Le Conseil d’État tranche ce silence en faveur d’une lecture stricte. Il considère que les dispositions dérogatoires, par nature, doivent être entendues de manière restrictive et ne sauraient permettre de valider une pratique qui n’aurait pas été accomplie dans un cadre légal entièrement régulier. Cette position exclut de fait la prise en compte de toute période d’activité professionnelle qui, bien que matériellement réelle, n’aurait pas été concomitante à une inscription au tableau de la section H, seule garante de l’habilitation à exercer dans les établissements de santé ou médico-sociaux.

B. Le lien indissociable entre l’exercice professionnel et l’inscription ordinale

La solution retenue par la haute juridiction administrative formalise un principe essentiel du droit des professions réglementées, celui de la nécessaire corrélation entre l’acte professionnel et l’habilitation ordinale. Le Conseil d’État le formule en des termes qui ne laissent place à aucune équivoque, en jugeant que le temps d’activité « doit s’entendre uniquement comme celui qui est exercé dans le cadre d’une inscription régulière au tableau de l’ordre des pharmaciens ». Cette affirmation élève l’inscription au-delà d’une simple formalité administrative pour en faire la condition substantielle de la validité de l’expérience professionnelle elle-même. En agissant ainsi, les juges rappellent que l’inscription à un ordre professionnel n’est pas déclarative mais constitutive de droit. C’est elle qui confère au praticien la légitimité d’exercer, qui le soumet aux règles déontologiques de sa profession et qui le place sous le contrôle disciplinaire de ses pairs. Reconnaître une expérience acquise en dehors de ce cadre reviendrait à légitimer a posteriori un exercice irrégulier, ce que le Conseil d’État se refuse à faire. La décision s’inscrit donc dans une logique de cohérence juridique visant à préserver l’intégrité des mécanismes de contrôle professionnel.

Cette interprétation, qui conditionne la reconnaissance de l’expérience à la régularité de la situation administrative du praticien, a pour conséquence directe de consolider le pouvoir de l’instance ordinale dans sa mission de gardien de l’accès à la profession.

II. Le renforcement du rôle de l’ordre dans le contrôle de l’accès à la profession

La décision commentée confirme la prééminence du contrôle exercé par l’ordre sur la simple matérialité de la pratique (A), et sa portée s’étend tant aux praticiens qu’aux instances ordinales elles-mêmes, clarifiant pour l’avenir les règles du jeu (B).

A. La prééminence du contrôle ordinal sur la réalité de la pratique

En refusant de prendre en compte l’expérience professionnelle qui aurait été acquise en dehors d’une inscription régulière, le Conseil d’État fait primer le critère formel de l’habilitation sur la réalité matérielle des compétences acquises. Un pharmacien pourrait avoir, en fait, exercé pendant plusieurs années au sein d’une pharmacie à usage intérieur et y avoir développé une expertise indéniable. Pourtant, aux yeux de la loi telle qu’interprétée ici, cette expérience est dépourvue de valeur juridique si elle n’a pas été accomplie sous le sceau de l’inscription ordinale. Cette approche peut paraître sévère pour le praticien individuel, mais elle se justifie par la finalité même des ordres professionnels : la protection de la santé publique. La valeur de la décision réside dans cette réaffirmation du rôle de l’ordre comme garant de la compétence, de la moralité et de l’indépendance des professionnels. Le contrôle a priori effectué lors de l’inscription est jugé plus important que la reconnaissance a posteriori d’une pratique, aussi effective soit-elle. Le Conseil d’État valide ainsi la démarche du Conseil national de l’ordre des pharmaciens, qui a pour mission de s’assurer que seuls les praticiens remplissant l’ensemble des conditions légales, y compris administratives, peuvent se prévaloir de leur expérience pour accéder à des modes d’exercice spécifiques. La solution est donc parfaitement cohérente avec la mission de service public confiée aux ordres professionnels.

B. La portée de la décision pour les praticiens et les instances ordinales

Quant à sa portée, cette décision constitue un arrêt de principe qui clarifie durablement l’interprétation de l’article R. 5126-3 du code de la santé publique. Sa formulation générale et sa logique implacable lui confèrent une influence certaine sur les cas futurs. Pour les pharmaciens, le message est clair : toute période d’exercice doit impérativement s’accompagner d’une inscription à jour auprès de la section ordinale compétente, sous peine de voir cette expérience privée de toute reconnaissance officielle pour l’avenir, notamment dans le cadre de dérogations ou de passerelles. Cela incite fortement à une vigilance administrative constante. Pour les instances ordinales, cette jurisprudence vient conforter leur pouvoir et leur légitimité. Elle leur fournit une base juridique solide pour écarter les demandes fondées sur des expériences professionnelles acquises dans un cadre irrégulier. Le Conseil d’État confirme que le rôle de l’ordre ne se limite pas à un enregistrement passif, mais consiste en un contrôle actif et continu des conditions d’exercice de la profession. En liant si étroitement la validité de l’expérience à l’inscription, la haute juridiction renforce le monopole ordinal non seulement sur l’entrée dans la profession, mais aussi sur les parcours professionnels qui s’y déploient.

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Hassan KOHEN
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