5ème chambre du Conseil d’État, le 21 mars 2025, n°498269

Par un arrêt en date du 21 mars 2025, le Conseil d’État a été amené à se prononcer sur la légalité d’un dispositif dérogatoire autorisant l’exercice de professions médicales par des praticiens aux diplômes étrangers dans certains territoires ultramarins. En l’espèce, un particulier et une association ont saisi la haute juridiction administrative d’un recours pour excès de pouvoir à l’encontre d’un décret du 3 juillet 2024. Ce texte réglementaire étendait au département de Mayotte un mécanisme permettant de recruter des médecins, chirurgiens-dentistes et sages-femmes ne remplissant pas les conditions de nationalité et de diplôme normalement exigées sur le territoire national. Les requérants soutenaient que ce dispositif, en ce qu’il écarte notamment l’obligation de réussite à une épreuve de vérification des connaissances, créait une rupture d’égalité. Dans le cadre de leur recours, ils ont soulevé une question prioritaire de constitutionnalité visant l’article L. 4131-5 du code de la santé publique, base légale du décret contesté. Il était ainsi demandé au Conseil d’État si des dispositions législatives créant un régime d’accès simplifié à la profession de médecin dans un département d’outre-mer, en vue de répondre à des besoins sanitaires spécifiques, portaient une atteinte justifiée au principe constitutionnel d’égalité. Le Conseil d’État refuse de transmettre la question au Conseil constitutionnel, estimant qu’elle ne présente pas de caractère sérieux. Il juge que la différence de traitement qui résulte de ce dispositif dérogatoire est justifiée par une différence de situation objective et qu’elle est en rapport direct avec l’objet de la loi. Par conséquent, il rejette le recours en annulation dirigé contre le décret.

La solution rendue par le Conseil d’État s’attache à légitimer une exception au droit commun de l’accès aux professions de santé, en la fondant sur les contraintes propres à un territoire (I). Ce faisant, elle consacre une approche pragmatique du principe d’égalité, dont la portée et les garanties méritent cependant d’être interrogées (II).

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I. La justification d’un régime dérogatoire au nom des spécificités territoriales

Le Conseil d’État, pour écarter le grief de rupture d’égalité, admet d’abord l’existence d’une différence de traitement (A) avant de la justifier par les besoins spécifiques du territoire concerné (B).

A. La reconnaissance d’une double différence de traitement

La haute juridiction ne nie pas que le dispositif contesté engendre une distinction dans l’application de la loi. Elle identifie une double rupture d’égalité qui découle directement de l’application des dispositions législatives. Le Conseil d’État constate ainsi que « s’il en résulte des différences de traitement, en premier lieu entre les praticiens titulaires de diplômes obtenus hors de l’Union européenne en fonction de leur lieu d’exercice et en second lieu entre les patients selon qu’ils sont pris en charge à Mayotte ou en métropole », ces conséquences sont inhérentes au mécanisme mis en place par le législateur. La première différence de traitement est d’ordre professionnel : un praticien à diplôme étranger peut se voir autoriser à exercer à Mayotte sans se soumettre aux épreuves de vérification des connaissances imposées à celui qui souhaiterait exercer en France métropolitaine. La seconde différence de traitement concerne directement les usagers du service public de la santé, puisque les patients de Mayotte sont pris en charge par des médecins dont le parcours de qualification déroge aux standards nationaux. L’analyse du Conseil d’État est donc lucide sur les effets concrets de la loi, qui instaure bien un régime d’accès à la profession médicale et, potentiellement, un niveau de garantie des soins distincts selon la zone géographique.

B. La légitimation par une différence de situation objective

C’est en se fondant sur une jurisprudence constitutionnelle constante que le Conseil d’État valide cette rupture d’égalité. Il rappelle que le principe d’égalité ne s’oppose pas à ce que des situations différentes soient réglées de façon différente, dès lors que la distinction opérée par la loi est en rapport direct avec son objet. En l’espèce, la justification est trouvée dans la situation sanitaire exceptionnelle du département. La décision relève que « le département de Mayotte se caractérise par un besoin important en matière de prise en charge sanitaire de la population », citant la progression des maladies chroniques et une espérance de vie inférieure à la moyenne nationale. Ces éléments, couplés à « la très faible densité médicale à Mayotte et l’éloignement », constituent une « différence objective de situation » qui autorise le législateur, sur le fondement de l’article 73 de la Constitution, à prévoir des adaptations. La dérogation n’est donc pas perçue comme une atteinte arbitraire à l’égalité, mais comme une réponse proportionnée à un problème de santé publique aigu et territorialement circonscrit, visant à garantir l’accès aux soins pour tous.

La validation de ce raisonnement par le Conseil d’État témoigne d’une application conciliante du principe d’égalité, mais elle interroge sur la valeur et la portée d’une telle modulation des exigences professionnelles au sein de la République.

II. La portée d’une conception pragmatique du principe d’égalité

La décision du 21 mars 2025 s’inscrit dans une logique de pragmatisme juridique qui privilégie l’effectivité de l’accès aux soins (A), tout en encadrant cette dérogation par des garanties dont l’effectivité à long terme reste à démontrer (B).

A. Une solution pragmatique conforme à l’objectif de santé publique

En refusant de transmettre la question prioritaire de constitutionnalité, le Conseil d’État fait prévaloir l’objectif de valeur constitutionnelle de protection de la santé sur une conception uniforme du principe d’égalité. La solution n’est pas novatrice mais s’inscrit dans une ligne jurisprudentielle qui admet des adaptations pour les collectivités d’outre-mer lorsque des « caractéristiques et contraintes particulières » le justifient. Le juge administratif suprême considère ici que l’urgence et la gravité de la situation sanitaire à Mayotte constituent un intérêt général suffisant pour déroger aux règles communes. Cette approche pragmatique permet d’apporter une réponse concrète à la pénurie de soignants, sans laquelle le droit à la protection de la santé risquerait de rester théorique pour les habitants du département. La décision entérine ainsi le choix du législateur de créer un outil juridique souple pour faire face à une crise, considérant que l’uniformité de la règle de droit doit parfois céder le pas devant l’impératif de solidarité nationale et de continuité de l’action sanitaire.

B. Une dérogation encadrée aux effets incertains

Si le Conseil d’État valide le principe de la dérogation, il prend soin de souligner que celle-ci n’est pas absolue. Il relève que la loi a prévu des garde-fous pour « assurer la qualité des soins prodigués », notamment en soumettant l’autorisation d’exercice à l’avis d’une commission territoriale. Cette commission est chargée d’évaluer les dossiers « en tenant compte des qualifications professionnelles et de l’expérience acquise des candidats ». Le dispositif n’équivaut donc pas à une absence totale de contrôle, mais substitue une évaluation individualisée des compétences à une épreuve standardisée. Toutefois, la portée de cette décision soulève une interrogation de fond sur la pérennité d’un système de santé à deux vitesses. Bien que justifiée par des circonstances exceptionnelles et présentée comme temporaire, cette brèche dans l’homogénéité des qualifications pourrait, si elle était amenée à se prolonger ou à s’étendre, affecter durablement la perception de l’unité du service public de la santé et la garantie d’une qualité de soins égale sur l’ensemble du territoire de la République.

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