En l’espèce, une praticienne hospitalière titulaire a été suspendue de ses fonctions le 11 décembre 2013 par une décision du directeur de son établissement. Cette mesure a par la suite été annulée par un jugement du tribunal administratif de Versailles en date du 17 avril 2018. Après sa réintégration le 19 octobre 2018, l’intéressée a sollicité le versement de l’indemnité d’engagement de service public exclusif pour la période courant du 1er janvier 2014 au 1er avril 2018, se prévalant d’un contrat d’engagement antérieur à sa suspension.
Face au refus de l’établissement hospitalier, la praticienne a saisi le tribunal administratif de Versailles d’une demande tendant au paiement de cette indemnité. Par un jugement du 1er juin 2021, le tribunal a rejeté sa demande. Saisie en appel, la cour administrative d’appel de Versailles a confirmé ce rejet par un arrêt du 12 septembre 2023. C’est dans ces conditions que la praticienne a formé un pourvoi en cassation devant le Conseil d’État, contestant le refus de lui allouer la somme réclamée.
La question de droit soumise à la Haute Juridiction administrative était donc de savoir si un praticien hospitalier, ayant fait l’objet d’une mesure de suspension ultérieurement reconnue comme illégale, peut prétendre au versement de l’indemnité d’engagement de service public exclusif pour la période de son éviction, alors même qu’il n’a pu accomplir le service correspondant.
Par une décision en date du 27 décembre 2024, le Conseil d’État rejette le pourvoi. Il juge qu’en application des dispositions combinées du code de la santé publique, le praticien suspendu ne peut percevoir que ses émoluments mensuels, à l’exclusion des indemnités liées à l’exercice effectif de ses fonctions. Le Conseil d’État précise en outre que l’illégalité de la mesure de suspension est sans incidence sur ce point, le versement de l’indemnité d’engagement de service public exclusif étant conditionné à l’accomplissement du service, ce qui n’était pas le cas durant la période litigieuse. La Haute Juridiction administrative, en opérant une stricte application des textes régissant la suspension, exclut le versement de l’indemnité en l’absence de service accompli (I), ce qui conduit à orienter le praticien lésé vers la voie de l’action en responsabilité pour obtenir réparation (II).
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I. L’exclusion du droit à l’indemnité en l’absence de service fait
Le Conseil d’État fonde sa décision sur une lecture rigoureuse des textes applicables au statut du praticien suspendu (A), ce qui le conduit à considérer que l’exigence d’un service fait prime sur l’illégalité de la mesure d’éviction pour le paiement de l’indemnité (B).
A. L’application rigoureuse du statut du praticien suspendu
La décision commentée s’appuie sur une analyse littérale des dispositions du code de la santé publique relatives à la situation financière des praticiens hospitaliers faisant l’objet d’une mesure de suspension. Le juge administratif rappelle qu’en vertu de l’article R. 6152-77 de ce code, le praticien suspendu conserve le bénéfice de ses seuls « émoluments mentionnés au 1° de l’article R. 6152-23 ». Cette dernière disposition distingue clairement les émoluments mensuels, qui rémunèrent le grade et l’échelon, des « indemnités et allocations dont la liste est fixée par décret », prévues à son 2°.
Or, l’indemnité d’engagement de service public exclusif, régie par l’article D. 6152-23-1 du même code, figure explicitement au nombre de ces indemnités. Le raisonnement du Conseil d’État est donc limpide : la suspension entraîne de plein droit l’interruption du versement de toutes les indemnités qui ne sont pas des émoluments au sens strict. En combinant ces textes, il en déduit que « le praticien faisant l’objet d’une mesure de suspension ne peut prétendre qu’au versement des émoluments prévus au 1° de l’article R. 6152-23 du code de la santé publique, à l’exclusion des indemnités prévues au 2° ». Cette solution réaffirme que les indemnités sont, par nature, liées à l’exercice effectif des fonctions ou à des sujétions particulières, lesquelles disparaissent durant la période de suspension.
B. La neutralisation de l’illégalité de la suspension par l’exigence du service fait
L’argument central de la requérante reposait sur les conséquences de l’annulation de la décision de suspension. Puisque cette dernière était illégale et avait été rétroactivement effacée de l’ordonnancement juridique, la praticienne estimait devoir être replacée dans la situation qui aurait été la sienne si elle n’avait jamais été évincée, ce qui incluait le versement de l’indemnité litigieuse. Le Conseil d’État écarte cependant cette argumentation de manière péremptoire, en opérant une substitution de motif.
Il juge en effet que la praticienne « ne peut, en tout état de cause, utilement se prévaloir de l’illégalité de la mesure de suspension dont elle a fait l’objet pour soutenir qu’elle était en droit de percevoir cette indemnité entre le 1er janvier 2014 et le 1er avril 2018, en l’absence de service fait durant cette période ». Le principe du service fait, condition nécessaire à la rémunération d’un agent public, devient ici le critère déterminant qui fait obstacle à la demande. L’illégalité de la suspension ne peut suffire à reconstituer fictivement un service qui, matériellement, n’a pas été accompli. La Haute Juridiction refuse ainsi de lier automatiquement l’annulation d’un acte administratif au paiement d’une rémunération accessoire dont l’une des conditions essentielles fait défaut.
II. La portée de la solution : une clarification des voies de droit
En fermant la porte à une demande de paiement direct de l’indemnité, la décision du Conseil d’État réaffirme la distinction fondamentale entre la créance statutaire et la réparation d’un préjudice (A), orientant ainsi implicitement la praticienne vers l’engagement d’une action en responsabilité (B).
A. La distinction réaffirmée entre la créance statutaire et la réparation du préjudice
Dès les premiers considérants de sa décision, le Conseil d’État prend soin de qualifier la nature de l’action engagée par la requérante. Il souligne que la cour administrative d’appel « s’est prononcée sur des conclusions de plein contentieux tendant au versement d’une somme dont la requérante estimait qu’elle lui était légalement due (…) et non sur un recours indemnitaire tendant à la réparation du préjudice ». Cette précision est essentielle, car elle conditionne l’ensemble de la solution. La praticienne n’a pas demandé réparation pour la faute commise par l’administration, mais a agi comme si elle était titulaire d’une créance salariale née de l’application normale de son statut.
Or, comme l’a démontré la première partie du raisonnement, son statut de praticienne suspendue ne lui ouvrait pas droit à cette indemnité. En rejetant la demande, le Conseil d’État ne nie pas le préjudice subi du fait de l’illégalité de la suspension, mais constate simplement que la voie de droit choisie est inadéquate. La créance n’existant pas, le juge ne peut la reconnaître. Cette approche rigoureuse préserve la cohérence des régimes juridiques : le contentieux du paiement d’une rémunération statutaire obéit à ses propres règles, distinctes de celles qui gouvernent la responsabilité administrative.
B. L’incitation implicite à l’engagement d’une action en responsabilité
En refusant de faire droit à la demande de paiement, tout en reconnaissant que la suspension était illégale, la décision oriente indirectement la praticienne vers le terrain de la responsabilité sans faute de l’administration. La perte de l’indemnité d’engagement de service public exclusif durant près de cinq ans constitue un préjudice financier direct et certain, qui trouve sa cause dans la décision illégale prise par le centre hospitalier. Ce préjudice est donc susceptible d’être réparé sur le fondement de la responsabilité de l’établissement.
La solution adoptée par le Conseil d’État, bien que sévère en apparence pour la requérante dans le cadre de cette instance, a donc une portée pédagogique. Elle rappelle aux agents publics victimes d’une décision administrative illégale que la reconstitution de leurs droits financiers ne peut s’opérer par la fiction d’un service fait, mais doit faire l’objet d’une action en réparation en bonne et due forme. Dans ce cadre, le montant des indemnités non perçues constitue l’un des chefs de préjudice dont l’agent peut demander l’indemnisation. La décision, loin de priver l’agent de tout recours, clarifie la procédure à suivre pour obtenir une juste réparation de son dommage.