Par un arrêt en date du 4 avril 2025, le Conseil d’État s’est prononcé sur les conditions dans lesquelles une société de télésurveillance peut être sanctionnée pour un appel injustifié aux forces de l’ordre. En l’espèce, une société spécialisée dans la surveillance à distance a contacté les services de police à la suite du déclenchement de deux « alertes agression » au domicile d’un de ses clients. Estimant cet appel indu, l’autorité administrative a infligé à la société une sanction pécuniaire d’un montant de 300 euros.
La société a contesté cette sanction devant le tribunal administratif de Marseille, qui a rejeté sa demande par un jugement du 8 février 2021. La cour administrative d’appel de Marseille a confirmé cette décision par un arrêt du 30 mai 2023, considérant que la société n’apportait pas la preuve d’un risque d’atteinte aux personnes justifiant de s’abstenir de la procédure de levée de doute. La société a alors formé un pourvoi en cassation, soutenant que la cour avait commis une erreur de droit en exigeant un niveau de preuve trop élevé pour caractériser l’existence d’un tel risque. Se posait ainsi la question de savoir quels éléments une société de télésurveillance doit-elle réunir pour présumer avec une vraisemblance suffisante un risque d’atteinte aux personnes, l’exonérant de son obligation de procéder à une levée de doute avant de solliciter les forces de l’ordre.
Le Conseil d’État rejette le pourvoi. Il juge que la cour administrative d’appel n’a pas commis d’erreur de droit en recherchant si la société disposait d’éléments concrets lui permettant de présumer l’existence d’un risque, et non en se fondant sur le seul motif de l’appel. La haute juridiction valide l’appréciation des juges du fond selon laquelle le déclenchement d’une alerte agression et l’absence de réponse aux contre-appels ne suffisaient pas, en l’absence d’autres éléments probants comme des photographies, à établir la vraisemblance du danger. Cette décision conduit à examiner la rigueur de l’obligation de levée de doute qui pèse sur les sociétés de télésurveillance (I), avant d’analyser la portée du contrôle exercé par le juge sur l’appréciation des faits justificatifs (II).
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I. L’interprétation stricte de l’obligation de levée de doute
Le Conseil d’État rappelle le cadre légal applicable aux activités de surveillance à distance, en confirmant le principe d’une levée de doute obligatoire (A) et en définissant de manière restrictive l’exception tenant au risque d’atteinte aux personnes (B).
A. Le principe réaffirmé de la levée de doute préalable
L’article L. 613-6 du code de la sécurité intérieure institue une procédure visant à prévenir les interventions inutiles des forces de l’ordre. Il dispose qu’« est injustifié tout appel des services de la police nationale ou de la gendarmerie nationale (…) qui entraîne l’intervention indue de ces services, faute d’avoir été précédé d’une levée de doute ». Cette dernière consiste en un ensemble de vérifications destinées à confirmer la matérialité et la concordance des indices laissant présager un crime ou un délit flagrant. La décision commentée réaffirme avec force que cette procédure constitue la règle générale et que son non-respect expose la société de surveillance à une sanction pécuniaire.
Le but de ce dispositif est de responsabiliser les professionnels de la sécurité privée et d’optimiser l’emploi des ressources publiques. En subordonnant la sollicitation de la police à des vérifications préalables, le législateur a entendu limiter les déplacements provoqués par de fausses alarmes, qui sont particulièrement coûteux en temps et en moyens. La solution retenue par le Conseil d’État s’inscrit pleinement dans cette logique en validant une sanction pour un appel jugé non justifié par des vérifications suffisantes. La haute juridiction refuse ainsi d’affaiblir l’obligation principale qui pèse sur les sociétés de télésurveillance, laquelle demeure le préalable à toute intervention des forces de l’ordre pour des atteintes aux biens.
B. L’encadrement de l’exception tenant au risque d’atteinte aux personnes
L’arrêt précise toutefois les contours de l’exception à cette obligation. La procédure de levée de doute n’est pas applicable lorsque les sociétés de surveillance disposent d’éléments leur permettant de « présumer avec une vraisemblance suffisante l’existence d’un risque d’atteinte aux personnes ». C’est sur la définition de cette vraisemblance que se concentre le litige. Le Conseil d’État approuve la cour administrative d’appel de ne pas s’être contentée de l’intitulé de l’alerte, mais d’avoir exigé la production d’éléments factuels objectifs.
En l’espèce, les juges du fond avaient relevé que le déclenchement d’un code « alerte agression » pouvait résulter d’une simple erreur de manipulation et que l’absence de réponse à quatre contre-appels n’était pas, à elle seule, déterminante. La société requérante, qui affirmait que des photographies établissaient la présence d’une personne au domicile, n’a cependant pas produit ces clichés. C’est cette défaillance probatoire qui a conduit les juges à écarter la vraisemblance du risque. La solution retenue impose donc aux sociétés une charge de la preuve rigoureuse : pour justifier un appel immédiat, elles doivent être en mesure de fournir à l’administration, puis au juge, des preuves tangibles du danger allégué, au-delà des seuls signaux émis par le système d’alarme.
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II. La confirmation du contrôle souverain du juge et ses implications probatoires
En validant le raisonnement des juges du fond, le Conseil d’État consacre leur pouvoir souverain dans l’appréciation des faits (A), tout en adressant un message clair aux professionnels du secteur quant à leurs obligations en matière de preuve (B).
A. La consécration de l’appréciation souveraine des juges du fond
Le pourvoi en cassation ne permet qu’un contrôle de l’exacte application du droit, à l’exclusion d’un réexamen des faits de l’espèce, sauf dénaturation. Dans cette affaire, le Conseil d’État estime que la cour administrative d’appel a porté sur les pièces du dossier « une appréciation souveraine exempte de dénaturation ». Cette formule classique marque la limite du contrôle du juge de cassation. En jugeant que les circonstances invoquées par la société n’étaient pas suffisantes pour établir la vraisemblance du risque, la cour n’a pas commis d’erreur de droit mais s’est livrée à une appréciation factuelle qui échappe à la censure du Conseil d’État.
La haute juridiction confirme ainsi que c’est aux juges du fond qu’il appartient d’évaluer, au cas par cas, la pertinence et la force probante des éléments fournis par la société de surveillance. En refusant d’établir une liste de critères qui déclencheraient automatiquement la présomption de risque, le Conseil d’État préserve la souplesse de l’analyse judiciaire. Cette approche pragmatique renforce la responsabilité des juges du fond, qui doivent peser concrètement les indices pour déterminer si l’appel aux forces de l’ordre était justifié. La décision souligne que le seuil de présomption exigé n’équivaut pas à une levée de doute complète, mais qu’il requiert néanmoins plus qu’une simple allégation.
B. Le renforcement des exigences probatoires pour les sociétés de télésurveillance
Au-delà de sa portée juridique, cette décision a des implications pratiques importantes pour les acteurs de la sécurité privée. Elle les incite à améliorer leurs procédures de collecte et de conservation des preuves en cas d’alerte. Le fait que la société ait mentionné des photographies sans jamais les produire a été un élément déterminant de la solution. Le message est clair : une société qui entend se prévaloir de l’exception pour risque d’atteinte aux personnes doit se ménager les moyens de le prouver. Les simples signaux techniques, même répétés, peuvent être jugés insuffisants s’ils ne sont pas corroborés par d’autres indices.
Cette jurisprudence conduit donc à un renforcement des standards opérationnels. Les sociétés de télésurveillance doivent non seulement effectuer les vérifications techniques nécessaires, mais aussi s’assurer de la traçabilité de ces dernières. L’enjeu pour elles est double : éviter les sanctions pécuniaires tout en garantissant une réaction rapide et appropriée en cas de danger réel pour leurs clients. La décision du Conseil d’État, en validant l’approche exigeante des juges du fond, contribue ainsi à définir un équilibre entre la prévention des interventions indues et l’impératif de protection des personnes.