Par une décision rendue le 4 avril 2025, le Conseil d’État se prononce sur les modalités d’évaluation du préjudice économique subi par une victime d’accident médical, et plus spécifiquement sur l’appréciation de la perte de gains professionnels futurs.
En l’espèce, une personne, ayant subi des soins qui ont entraîné la perte de la vision d’un œil, a été reconnue victime d’un accident médical non fautif par une commission de conciliation et d’indemnisation. L’indemnisation relevant de la solidarité nationale, l’office compétent a formulé une offre jugée insuffisante par la victime concernant ses pertes de gains professionnels futurs et son incidence professionnelle. La victime a alors saisi le tribunal administratif de Paris, lequel lui a alloué une somme bien inférieure à ses demandes. La victime a interjeté appel de ce jugement devant la cour administrative d’appel de Paris, qui a confirmé la décision de première instance en rejetant son recours par un arrêt en date du 5 juin 2023. C’est contre cet arrêt que la victime a formé un pourvoi en cassation devant le Conseil d’État, soutenant que les juges du fond avaient fait une appréciation erronée de son préjudice.
La question de droit soumise à la Haute juridiction administrative était donc de savoir si, pour évaluer la perte de gains professionnels futurs d’une victime licenciée pour inaptitude, les juges du fond peuvent se limiter à constater une capacité théorique de reconversion professionnelle.
Le Conseil d’État répond par la négative et censure l’arrêt de la cour administrative d’appel de Paris. Il juge en effet que les juges du fond ne peuvent rejeter la demande d’indemnisation au titre des pertes de gains futurs sans une analyse approfondie et concrète de la situation de la victime. La Haute juridiction estime qu’en ne recherchant pas « si, au regard notamment de son niveau de formation, de ses qualifications, de son âge et de la nature de son handicap, [le requérant] était susceptible de retrouver un emploi dans lequel il pourrait percevoir un salaire équivalent à celui qu’il aurait perçu s’il avait conservé son emploi », la cour a insuffisamment motivé sa décision et commis une erreur de droit.
Ainsi, la décision du Conseil d’État vient préciser la méthode d’évaluation que doit suivre le juge administratif en matière de préjudice professionnel, en censurant une appréciation qu’il estime trop abstraite (I), ce qui a pour effet de renforcer la portée du principe de réparation intégrale pour la victime (II).
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I. La censure d’une appréciation abstraite de la perte de gains professionnels futurs
Le Conseil d’État, par sa décision, rappelle aux juges du fond l’obligation de fonder leur évaluation du préjudice sur des éléments concrets, en sanctionnant une motivation jugée insuffisante (A) et en imposant une analyse circonstanciée de la situation de la victime (B).
A. Le raisonnement jugé insuffisant des juges du fond
Dans cette affaire, la cour administrative d’appel avait rejeté la demande d’indemnisation des pertes de gains professionnels futurs à compter de 2020 au motif que la victime, bien que licenciée pour inaptitude de son poste de chauffeur routier, n’était pas dans l’incapacité absolue d’exercer une autre activité. Les juges d’appel avaient ainsi retenu une simple potentialité de reconversion professionnelle pour écarter l’existence d’un préjudice futur et certain.
Le Conseil d’État considère ce raisonnement comme étant à la fois entaché d’une insuffisance de motivation et d’une erreur de droit. En se contentant de postuler une capacité de la victime à retrouver un emploi, quel qu’il soit, la cour n’a pas véritablement examiné les conséquences réelles et directes de l’accident médical sur la carrière professionnelle de l’intéressé. Une telle approche revient à faire peser sur la victime la charge de prouver une impossibilité quasi absolue de travailler, ce qui est contraire aux principes de la responsabilité. L’appréciation des juges du fond est demeurée théorique, sans entrer dans une analyse factuelle de la situation personnelle et professionnelle de la victime, ce que la Haute juridiction ne pouvait admettre.
B. L’exigence d’une analyse concrète de la situation de la victime
Face à cette approche abstraite, le Conseil d’État impose une méthode d’évaluation rigoureusement pragmatique. Il ne s’agit pas de déterminer si la victime peut retrouver *un* emploi, mais si elle peut retrouver un emploi lui assurant une rémunération *équivalente* à celle qu’elle aurait pu espérer en l’absence de l’accident. Pour ce faire, la juridiction suprême énumère les critères que le juge doit impérativement prendre en considération.
Cette analyse *in concreto* doit porter sur le « niveau de formation », les « qualifications », l’« âge » et la « nature du handicap » de la victime. Cette liste, non exhaustive, contraint le juge à se livrer à un examen approfondi du profil de la victime et de son employabilité sur le marché du travail dans des conditions salariales comparables. Le Conseil d’État exige donc une véritable projection, fondée sur des éléments objectifs et personnels, afin de déterminer si le préjudice lié à la perte de gains est appelé à se poursuivre dans le futur, ou s’il peut être compensé par une réorientation professionnelle réaliste et non pénalisante sur le plan financier.
En imposant cette méthode rigoureuse, le Conseil d’État ne se contente pas d’une simple correction procédurale ; il réaffirme avec force les principes directeurs de l’indemnisation du dommage corporel.
II. Le renforcement du principe de réparation intégrale du préjudice
Cette décision a une portée significative en ce qu’elle rejette une vision spéculative de l’avenir professionnel de la victime (A) et réaffirme par conséquent l’office du juge administratif dans la protection des droits des victimes d’accidents médicaux (B).
A. Le rejet d’une vision spéculative de la reconversion professionnelle
En droit de la responsabilité, le préjudice doit être certain pour être indemnisable. En matière de pertes de gains professionnels futurs, cette certitude est souvent difficile à établir. La tentation peut être grande pour le juge de considérer qu’une victime, surtout si elle est encore jeune, a toutes les capacités pour se reconvertir et qu’ainsi, son préjudice n’est que temporaire. La présente décision vient mettre un frein à de telles spéculations.
Le Conseil d’État affirme qu’une simple possibilité de reconversion ne suffit pas à écarter le préjudice. Il faut que cette reconversion soit non seulement possible en théorie, mais également probable en pratique, et qu’elle permette de maintenir un niveau de vie équivalent. En cela, la Haute juridiction protège la victime contre une évaluation qui minimiserait son dommage en se fondant sur des hypothèses optimistes mais non étayées. La valeur de cet arrêt réside dans son réalisme : il prend acte des difficultés de réinsertion professionnelle, notamment pour des personnes dont les qualifications sont spécifiques, qui sont atteintes par un handicap et qui avancent en âge. La réparation intégrale, principe cardinal du droit du dommage corporel, implique de ne pas laisser à la charge de la victime une partie de son préjudice sous le prétexte d’un avenir professionnel incertain.
B. L’affirmation de l’office du juge dans l’évaluation personnalisée
La portée de cet arrêt est également de rappeler le rôle essentiel du juge dans l’individualisation de la réparation. Loin d’une application mécanique de barèmes ou de principes généraux, l’évaluation du préjudice économique doit être une œuvre de haute précision, entièrement tournée vers la situation particulière de chaque victime. En cassant l’arrêt de la cour administrative d’appel, le Conseil d’État adresse un message clair à l’ensemble des juridictions du fond.
Celles-ci sont tenues de motiver leurs décisions de manière détaillée, en montrant qu’elles ont bien pris en compte tous les aspects pertinents de la situation de la victime. Cet arrêt s’inscrit dans un courant jurisprudentiel constant qui tend à renforcer le contrôle du juge de cassation sur la qualification juridique des faits, et ici, plus spécifiquement, sur la méthode d’évaluation du préjudice. Il en résulte une sécurité juridique accrue pour les justiciables, qui peuvent s’attendre à ce que leur situation soit examinée avec la même rigueur sur l’ensemble du territoire, conformément aux exigences du principe de réparation intégrale sans perte ni profit pour la victime.