Par un arrêt en date du 7 mai 2025, le Conseil d’État a été amené à se prononcer sur les modalités d’application de la prescription quadriennale des créances sur les établissements publics. Cette décision vient préciser les conditions dans lesquelles une demande formulée par un créancier peut être qualifiée d’acte interruptif de prescription au sens de la loi du 31 décembre 1968.
En l’espèce, un agent public d’un établissement hospitalier avait accumulé un nombre conséquent d’heures de travail additionnel depuis 2003. En 2008, il avait sollicité de son employeur des documents récapitulant son activité. Ce n’est cependant qu’en 2015, puis en 2017, qu’il a formellement demandé le paiement des sommes correspondantes. Saisi par l’agent, le tribunal administratif de Toulouse a condamné l’établissement à lui verser une indemnité substantielle. Sur appel de l’établissement public, la cour administrative d’appel de Toulouse a réduit ce montant en appliquant la prescription quadriennale à une partie de la créance, considérant que seules les demandes de paiement de 2015 et 2017 avaient interrompu le délai. L’agent a alors formé un pourvoi en cassation devant le Conseil d’État, arguant que la cour avait dénaturé les faits et commis une erreur de droit en ne retenant pas sa démarche de 2008 comme interruptive et en ne motivant pas suffisamment son arrêt.
Il convenait donc pour la Haute Juridiction de déterminer si une simple demande de documents administratifs, sans réclamation de paiement explicite, constitue une demande interruptive de prescription. Il lui fallait également apprécier si l’absence de citation expresse d’un texte de loi dans les motifs d’un arrêt d’appel vicie celui-ci pour insuffisance de motivation, dès lors que son raisonnement en fait une application implicite mais nécessaire.
Le Conseil d’État rejette le pourvoi. Il juge d’une part que la cour administrative d’appel n’a pas dénaturé les faits en distinguant la demande d’information de 2008 des demandes de paiement de 2015 et 2017, seules ces dernières pouvant interrompre la prescription. D’autre part, il estime que la cour n’a pas commis d’erreur de droit ni insuffisamment motivé sa décision, car son raisonnement appliquait de manière implicite mais certaine les dispositions légales relatives à l’interruption de la prescription.
Cette solution conduit à examiner la stricte interprétation des conditions d’interruption de la prescription quadriennale (I), avant d’analyser la validation par le juge de cassation d’une motivation qui, bien qu’implicite, demeure juridiquement suffisante (II).
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I. LA CONFIRMATION D’UNE APPLICATION RIGOUREUSE DE LA PRESCRIPTION QUADRIENNALE
Le Conseil d’État réaffirme avec clarté la nécessité d’une démarche explicite du créancier pour interrompre la prescription (A), tout en rappelant le caractère exceptionnel de la renonciation à cette dernière par l’administration (B).
A. La distinction entre la demande d’information et l’acte interruptif de prescription
La loi du 31 décembre 1968 encadre strictement les conditions dans lesquelles le délai de prescription d’une créance sur une personne publique peut être interrompu. L’article 2 de cette loi dispose que la prescription est interrompue par « toute demande de paiement ou toute réclamation écrite adressée par un créancier à l’autorité administrative ». En l’espèce, le requérant soutenait que sa demande de 2008, visant à obtenir des récapitulatifs de son temps de travail, aurait dû être considérée comme un tel acte.
Le Conseil d’État écarte cette argumentation en validant l’analyse des juges du fond. Il souligne que la cour administrative d’appel n’a pas commis de dénaturation en considérant que « ce n’est toutefois que par courrier du 4 octobre 2015 s’agissant de l’indemnisation du temps de travail additionnel de nuit, jours fériés, week-end effectué de 2004 à 2016 et par sa demande préalable du 7 novembre 2017 s’agissant du temps de travail additionnel de jour, qu’il a sollicité de son employeur l’indemnisation de ce temps de travail additionnel ». Cette solution consacre une interprétation littérale de la loi : une démarche qui ne vise qu’à collecter des informations, même en vue d’une future réclamation, ne constitue pas une « demande de paiement ». La volonté du créancier de se voir régler sa créance doit être univoque et clairement exprimée. Cette décision s’inscrit dans une logique de sécurité juridique pour les finances publiques, en évitant que des actes préparatoires ou ambigus ne puissent remettre en cause indéfiniment des dettes anciennes.
B. L’absence de renonciation à la prescription par l’administration
La loi de 1968 prévoit une exception au principe de l’application de la prescription. L’article 6 dispose que les autorités administratives peuvent, à titre dérogatoire et en raison de circonstances particulières, relever un créancier de la prescription. Cette faculté demeure cependant à la discrétion de l’administration et ne saurait être présumée.
Dans son arrêt, le Conseil d’État prend soin de relever que la cour d’appel s’est fondée sur le fait « qu’il ne ressortait pas de l’instruction que l’autorité administrative ait renoncé à lui opposer la prescription en application des dispositions prévues à l’article 6 de la loi du 31 décembre 1968 ». En l’absence d’une décision explicite de l’établissement hospitalier en ce sens, la prescription devait être opposée. Ce rappel confirme que la charge de la preuve d’une éventuelle renonciation pèse sur le créancier. L’administration n’a pas à justifier pourquoi elle n’a pas usé de cette faculté dérogatoire. La prescription quadriennale constitue la règle de droit commun, et sa mise à l’écart ne peut résulter que d’une décision formelle motivée par des circonstances particulières, ce qui n’était manifestement pas le cas en l’espèce. Cette rigueur garantit la prévisibilité de la gestion des dettes publiques.
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II. LA VALIDATION D’UNE MOTIVATION IMPLICITE MAIS NÉCESSAIRE PAR LE JUGE D’APPEL
Au-delà de la question de fond de la prescription, l’arrêt apporte un éclairage sur l’office du juge de cassation quant au contrôle de la motivation des décisions des juges du fond (A), renforçant ainsi une approche pragmatique du contrôle de la motivation (B).
A. Le contrôle de l’erreur de droit et l’application implicite de la loi
Le requérant reprochait à l’arrêt d’appel une insuffisance de motivation, au motif que les dispositions de l’article 2 de la loi de 1968 n’y étaient pas expressément citées. Cet argument soulevait la question du degré de formalisme requis dans la rédaction des décisions de justice. Le Conseil d’État le rejette sans ambiguïté.
Il considère en effet que « la cour n’a pas commis d’erreur de droit ni insuffisamment motivé son arrêt faute d’avoir cité expressément les dispositions de l’article 2 de la loi du 31 décembre 1968 dont elle a, implicitement mais nécessairement, fait application ». Cette formule, classique dans la jurisprudence administrative, signifie que le juge de cassation privilégie la substance du raisonnement sur son formalisme. Dès lors que la logique suivie par le juge du fond correspond en tout point à l’application d’une règle de droit, le simple fait de ne pas avoir cité l’article pertinent ne constitue pas une erreur de droit. Le raisonnement de la cour, distinguant les différentes demandes de l’agent pour en déduire la date d’interruption de la prescription, suffisait à démontrer l’application correcte de la loi.
B. La portée de la décision : un rappel de l’office du juge de cassation
Cette décision, bien que rendue dans un cas d’espèce précis, revêt une portée pédagogique notable. Elle rappelle aux justiciables que le contrôle exercé par le Conseil d’État en tant que juge de cassation est un contrôle de droit et non une troisième instance de jugement. Le rejet du moyen tiré de la dénaturation des faits illustre la réticence du juge de cassation à remettre en cause l’appréciation souveraine des faits par les juges du fond, sauf en cas de déformation manifeste des pièces du dossier.
De même, en validant une motivation implicite, le Conseil d’État confirme qu’il se concentre sur la cohérence et la rectitude juridique du raisonnement suivi. La décision ne constitue pas un revirement de jurisprudence mais une confirmation constante de l’office du juge : s’assurer que la loi a été correctement appliquée, que ce soit de manière explicite ou implicite. Pour les créanciers publics, la leçon est claire : la vigilance s’impose non seulement dans la formulation de leurs demandes pour interrompre la prescription, mais aussi dans l’argumentation juridique de leurs pourvois, qui doit se concentrer sur de véritables erreurs de droit plutôt que sur des critiques d’ordre formel.