Par une décision rendue le 15 mai 2025, le Conseil d’État s’est prononcé sur la transmission d’une question prioritaire de constitutionnalité relative aux conditions d’exercice d’une profession réglementée. En l’espèce, une ordonnance du 8 février 2023 a modifié le cadre juridique applicable aux sociétés de conseil en propriété industrielle. Ce texte a notamment abrogé une disposition antérieure tout en imposant aux structures existantes une mise en conformité avec de nouvelles exigences capitalistiques, sous peine de radiation d’une liste professionnelle par le directeur de l’Institut national de la propriété industrielle. Une société du secteur, estimant que le pouvoir réglementaire n’avait pas pris les mesures d’application nécessaires, a engagé un recours pour excès de pouvoir contre le refus implicite du Premier ministre d’agir en ce sens.
À l’occasion de ce litige, la société requérante a soulevé une question prioritaire de constitutionnalité à l’encontre des dispositions de l’ordonnance précitée. Elle soutenait que celles-ci portaient atteinte à son droit de propriété, à sa liberté d’entreprendre ainsi qu’à la garantie des droits, tels que protégés par les articles 2, 4 et 16 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789. La Haute Juridiction administrative était donc saisie afin de déterminer si les conditions posées par l’article 23-5 de l’ordonnance organique du 7 novembre 1958 étaient réunies pour justifier un renvoi de cette question au Conseil constitutionnel. Il s’agissait plus précisément pour elle d’apprécier si la question soulevée présentait un caractère sérieux.
Le Conseil d’État répond par l’affirmative et décide de renvoyer la question aux juges de la rue de Montpensier. Pour ce faire, il vérifie méthodiquement les conditions de recevabilité de la question, et après avoir constaté que la disposition est applicable au litige et n’a pas déjà été déclarée conforme à la Constitution, il juge que « le grief tiré de ce qu’elles portent atteinte aux droits et libertés garantis par la Constitution (…) soulève une question qui présente un caractère sérieux ». En conséquence, il sursoit à statuer sur la requête principale dans l’attente de la décision du Conseil constitutionnel.
La décision commentée illustre avec clarté le rôle de filtre joué par le Conseil d’État dans le mécanisme de la question prioritaire de constitutionnalité (I). Au-delà de cet aspect procédural, elle ouvre la voie à un contrôle de fond sur l’équilibre délicat entre la réglementation des professions et la protection des libertés économiques fondamentales (II).
I. L’office du Conseil d’État en tant que juge-filtre de la question constitutionnelle
La Haute Juridiction administrative exerce ici une mission de filtrage, en s’assurant que la question posée remplit les critères formels et substantiels pour sa transmission (A). Cette analyse, bien que procédurale, aboutit à la reconnaissance du caractère sérieux des griefs, ouvrant ainsi la porte à un contrôle de constitutionnalité effectif (B).
**A. La vérification formelle des conditions de renvoi**
Le Conseil d’État applique de manière rigoureuse les dispositions de l’article 23-5 de l’ordonnance organique de 1958. Son raisonnement se déploie en trois temps, suivant les conditions cumulatives exigées pour la saisine du Conseil constitutionnel. Il s’assure d’abord que les dispositions législatives contestées sont bien applicables au litige, ce qui ne faisait aucun doute en l’espèce puisque le recours principal découle directement des obligations de mise en conformité qu’elles instaurent.
Ensuite, il constate que ces dispositions « n’ont pas déjà été déclarées conformes à la Constitution dans les motifs et le dispositif d’une décision du Conseil constitutionnel ». Cette vérification assure que la question n’est pas privée d’objet par l’autorité de la chose jugée par le juge constitutionnel. Enfin, le Conseil d’État doit examiner le dernier critère, alternatif, qui est celui du caractère nouveau ou sérieux de la question. C’est sur ce point que se concentre l’essentiel de son appréciation et que son rôle de filtre prend toute sa dimension.
**B. La reconnaissance d’un caractère sérieux justifiant le renvoi**
Le caractère sérieux est apprécié souverainement par le juge du filtre. Il ne s’agit pas pour lui de trancher le débat constitutionnel, mais d’évaluer si la critique formulée à l’encontre de la loi soulève un doute légitime quant à sa conformité aux droits et libertés fondamentaux. En l’espèce, le Conseil d’État estime que la question posée atteint ce seuil de pertinence. Il vise expressément les droits invoqués par la société requérante, à savoir le droit de propriété, la liberté d’entreprendre et la garantie des droits.
En qualifiant la question de « sérieuse », le juge administratif reconnaît que l’obligation de mise en conformité, assortie d’une sanction de radiation, est susceptible de porter une atteinte substantielle aux libertés économiques des entreprises concernées. Le fait que le législateur ait durci les conditions d’exercice d’une profession réglementée en imposant des contraintes structurelles aux acteurs déjà établis constitue un enjeu qui mérite un examen approfondi au regard des normes constitutionnelles. Le Conseil d’État ne préjuge pas de l’issue de cet examen, mais il considère que les arguments soulevés ne sont ni fantaisistes ni dépourvus de portée.
La transmission de la question au Conseil constitutionnel témoigne ainsi de la reconnaissance d’une véritable tension normative. Elle déplace le cœur du litige du terrain procédural vers celui, plus fondamental, de la conciliation entre les exigences d’intérêt général et les libertés constitutionnellement garanties.
II. Les enjeux substantiels de la question de constitutionnalité renvoyée
La décision du Conseil d’État permet de poser le débat de fond relatif à la constitutionnalité de la réglementation des professions (A). La future décision du Conseil constitutionnel aura une portée déterminante sur l’équilibre entre la liberté d’entreprendre et les objectifs poursuivis par le législateur (B).
**A. La tension entre l’encadrement des professions et les libertés économiques**
Le fond de la question qui sera examinée par le Conseil constitutionnel réside dans la recherche d’un équilibre entre, d’une part, la légitimité de l’intervention du législateur pour réglementer une profession et, d’autre part, la protection des libertés économiques. La liberté d’entreprendre, qui découle de l’article 4 de la Déclaration de 1789, n’est pas absolue et peut faire l’objet de limitations justifiées par l’intérêt général. De même, le droit de propriété, protégé par les articles 2 et 17, peut être encadré.
Toutefois, les atteintes portées à ces libertés doivent être nécessaires, adaptées et proportionnées à l’objectif poursuivi. En l’espèce, le législateur a entendu, par l’ordonnance de 2023, renforcer les garanties offertes par les professionnels du conseil en propriété industrielle. Il appartiendra au Conseil constitutionnel de vérifier si l’obligation pour les sociétés existantes de modifier leur structure capitalistique dans un délai d’un an, sous peine de ne plus pouvoir exercer, constitue une mesure proportionnée. Le juge constitutionnel devra peser l’objectif d’intérêt général face à la rigueur de la sanction et à ses conséquences sur la valeur et la pérennité des entreprises concernées.
**B. La portée attendue de la décision du Conseil constitutionnel**
La réponse qui sera apportée par le Conseil constitutionnel est lourde d’enjeux. S’il déclare les dispositions conformes à la Constitution, il validera le choix du législateur de renforcer les contraintes pesant sur une profession réglementée, y compris pour les acteurs historiques. Une telle décision pourrait encourager des évolutions similaires dans d’autres secteurs où l’État souhaite accroître le contrôle ou les garanties professionnelles.
À l’inverse, une déclaration de non-conformité aurait pour effet d’abroger les dispositions contestées. Une telle censure sanctionnerait une atteinte jugée excessive à la liberté d’entreprendre et au droit de propriété. Elle rappellerait au législateur les limites de son pouvoir de réglementation, notamment lorsque celui-ci affecte rétroactivement des situations établies. La décision à venir définira donc les contours de la marge de manœuvre dont dispose le pouvoir politique pour faire évoluer les cadres d’exercice des professions, en particulier lorsque ces évolutions imposent des charges nouvelles et significatives aux entreprises en activité.