6ème – 5ème chambres réunies du Conseil d’État, le 20 décembre 2024, n°474396

Par une décision en date du 20 décembre 2024, le Conseil d’État s’est prononcé sur la légalité et le régime procédural applicable à une mise en garde émise par une autorité de régulation.

En l’espèce, des sociétés spécialisées dans les produits financiers et établies en Allemagne se sont vues visées par un courrier du secrétaire général de l’Autorité des marchés financiers. Adressée à des associations professionnelles pour diffusion, cette lettre signalait des irrégularités dans la documentation commerciale de ces produits, la qualifiant de non claire, non exacte et trompeuse. Le courrier rappelait également aux conseillers en investissements financiers leurs propres obligations de diligence et de loyauté, soulignant qu’un manquement lié à la diffusion de ces produits avait déjà été sanctionné. Les sociétés visées ont alors saisi le Conseil d’État d’un recours pour excès de pouvoir tendant à l’annulation de ce courrier.

La procédure révèle un litige porté directement devant la haute juridiction administrative. Les sociétés requérantes soutenaient que l’acte attaqué était irrégulier, arguant d’une méconnaissance du principe du contradictoire, des droits de la défense et du principe de loyauté. Elles invoquaient également une violation de la libre prestation de services garantie par le droit de l’Union européenne.

Il appartenait donc au Conseil d’État de déterminer si une mise en garde, acte de droit souple visant des opérateurs économiques, doit, pour être légale, être précédée d’une procédure contradictoire. Se posait également la question de savoir si un tel acte, en raison de ses effets économiques potentiels, pouvait constituer une restriction prohibée à la libre prestation de services.

Le Conseil d’État rejette la requête. Il juge d’abord que la mise en garde litigieuse, eu égard à sa nature, n’entre pas dans le champ des décisions administratives individuelles soumises à une procédure contradictoire préalable en vertu du code des relations entre le public et l’administration. Il ajoute qu’un tel acte, qui se borne à attirer l’attention des professionnels sur des irrégularités et à leur rappeler leurs obligations, peut être édicté sans que l’entité visée ait été préalablement mise en mesure de présenter ses observations au titre du principe des droits de la défense. Enfin, il écarte le grief tiré de l’atteinte à la libre prestation de services, faute pour les requérantes de démontrer l’existence d’un traitement discriminatoire.

La décision commentée confirme ainsi l’autonomie procédurale des actes de droit souple tout en consolidant les prérogatives des autorités de régulation. Si le juge administratif admet de contrôler ces actes en raison de leurs effets notables, il refuse de leur appliquer les garanties procédurales classiques (I), affirmant par là même un pouvoir de mise en garde efficace au service de la protection des marchés (II).

I. La soumission des actes de droit souple à un contrôle juridictionnel adapté

Le Conseil d’État confirme que les mises en garde des autorités de régulation sont des actes justiciables du recours pour excès de pouvoir, mais il en encadre les modalités en écartant l’application des procédures formalistes. Cette solution témoigne d’une volonté d’adapter le contrôle du juge à la nature spécifique de ces instruments d’action administrative.

A. L’admission continue du recours contre les actes de régulation non décisionnels

La recevabilité du recours n’était pas l’enjeu principal du litige, mais la décision la réaffirme implicitement avec force. Le juge administratif rappelle sa jurisprudence selon laquelle les « avis, recommandations, mises en garde et prises de position » peuvent être déférés au juge de l’excès de pouvoir. Pour ce faire, il faut que ces actes « soient de nature à produire des effets notables, notamment de nature économique, ou ont pour objet d’influer de manière significative sur les comportements des personnes auxquelles ils s’adressent ». En l’espèce, un courrier diffusé aux associations de conseillers en investissements financiers, alertant sur les produits d’un groupe nommément désigné, produit à l’évidence de tels effets. Il est susceptible de dissuader la commercialisation de ces produits et de porter atteinte à la réputation des sociétés émettrices. L’acte attaqué entre donc sans difficulté dans le champ du recours pour excès de pouvoir, confirmant l’ouverture large du prétoire du juge administratif aux instruments du droit souple.

B. Une exclusion pragmatique des garanties procédurales classiques

C’est le cœur de l’apport de la décision. Le Conseil d’État écarte successivement l’application du contradictoire prévu par le code et celle du principe général des droits de la défense. Concernant le premier, il constate que « une mise en garde telle que celle attaquée en l’espèce n’est pas au nombre des décisions visées à l’article L. 121-1 du code des relations entre le public et l’administration ». Cette interprétation stricte du texte conduit à réserver la procédure contradictoire aux seules décisions faisant grief au sens classique, ce que n’est pas une simple mise en garde. Quant aux droits de la défense, le juge estime que l’acte litigieux, « eu égard à sa nature et à sa portée », pouvait être pris sans procédure préalable. En se bornant à « attirer l’attention » et à « rappeler les obligations », l’autorité n’exerce pas un pouvoir de sanction, mais une mission d’information et de prévention. Cette dissociation entre l’acte de prévention et la sanction éventuelle qui pourrait en découler pour les intermédiaires justifie l’allègement des contraintes procédurales.

II. L’affirmation d’un pouvoir de mise en garde au service de la régulation

En validant la méthode employée par l’autorité de régulation, le Conseil d’État conforte son rôle de gardien du bon fonctionnement des marchés. Cette efficacité se paie cependant d’une protection nécessairement limitée pour les opérateurs économiques visés par de telles mesures préventives.

A. La légitimation de l’action préventive de l’autorité de régulation

La décision reconnaît que l’autorité administrative a agi dans le strict cadre des missions que la loi lui a confiées. Le juge souligne qu’elle veille notamment « à la protection de l’épargne investie », « à l’information des investisseurs et au bon fonctionnement des marchés ». En qualifiant l’acte de « mise en garde (…) relative aux défaillances de la documentation commerciale », le Conseil d’État légitime une action rapide et ciblée, qui permet d’alerter un réseau de distribution professionnel avant que le public ne soit exposé à des informations jugées trompeuses. Soumettre ce type d’intervention à une procédure contradictoire préalable risquerait de la priver de son efficacité, voire de son objet, en retardant une communication jugée urgente pour la protection des investisseurs. La solution consacre donc un instrument de régulation agile, essentiel à la surveillance de marchés financiers de plus en plus complexes et réactifs.

B. Une protection résiduelle des opérateurs économiques face au droit souple

Si la position du régulateur est confortée, celle des sociétés visées apparaît plus fragile. Le rejet de l’argument tiré de la violation de la libre prestation de services en témoigne. Le Conseil d’État l’écarte au motif que les sociétés « ne peuvent sérieusement soutenir que le courrier litigieux (…) méconnaîtrait l’article 56 du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne en l’absence de toute démonstration de l’existence d’un traitement différencié ». Cette motivation place la charge de la preuve d’une discrimination sur les requérantes, preuve souvent difficile à rapporter. L’opérateur économique qui s’estime lésé par une mise en garde ne peut donc espérer obtenir gain de cause qu’en démontrant une erreur manifeste d’appréciation de l’autorité sur le caractère trompeur des informations, ou une rupture caractérisée d’égalité. Face à l’efficacité préventive de l’action du régulateur, le droit à la protection de la réputation commerciale et à l’exercice d’une activité économique se trouve ainsi nécessairement en retrait.

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Hassan KOHEN
Avocat Associé

Hassan Kohen

Avocat au Barreau de Paris • Droit Pénal & Droit du Travail

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