6ème chambre du Conseil d’État, le 10 février 2025, n°496176

Par une décision en date du 10 février 2025, le Conseil d’État s’est prononcé sur la recevabilité d’un pourvoi en cassation formé à l’encontre d’un arrêt de la cour administrative d’appel de Bordeaux du 13 février 2024. Cette décision d’admission, rendue en application de l’article L. 822-1 du code de justice administrative, concerne un litige relatif à l’implantation d’un parc éolien, et plus spécifiquement aux modifications apportées à son autorisation initiale ainsi qu’aux obligations environnementales pesant sur l’exploitant.

En l’espèce, une association de protection de l’environnement et des riverains avaient contesté plusieurs décisions préfectorales liées à un projet éolien. Ils avaient notamment attaqué un arrêté complémentaire modifiant la puissance des aérogénérateurs, ainsi que le refus du préfet de mettre en demeure l’exploitant de solliciter une dérogation à l’interdiction de destruction d’espèces protégées. La cour administrative d’appel de Bordeaux, par un arrêt du 13 février 2024, avait rejeté l’essentiel de leurs demandes, considérant notamment que la modification du projet n’était pas substantielle et que l’obligation de déposer une demande de dérogation ne pouvait être imposée à ce stade. Saisi d’un pourvoi par l’association requérante, le Conseil d’État était appelé à déterminer si les arguments soulevés présentaient un caractère suffisamment sérieux pour justifier une admission en cassation. Se posait alors la question de savoir si les moyens tirés, d’une part, d’une erreur de droit dans l’appréciation du caractère non substantiel des modifications du parc et, d’autre part, de l’obligation pour un exploitant de solliciter une dérogation « espèces protégées » avant même tout commencement d’exécution des travaux, étaient fondés sur un moyen sérieux.

À cette question, la Haute Juridiction administrative répond par une solution nuancée, opérant un tri rigoureux entre les différents moyens soulevés. Elle décide en effet de n’admettre le pourvoi que sur un seul moyen, celui relatif au refus d’imposer à l’exploitant le dépôt d’une demande de dérogation. En revanche, elle juge que les autres arguments, notamment ceux contestant l’analyse de la cour d’appel sur la nature des modifications du projet, ne sont pas de nature à permettre l’admission des conclusions du pourvoi.

Cette décision, caractéristique de la technique de cassation, illustre parfaitement le mécanisme de filtrage des pourvois. Elle conduit à s’interroger sur la distinction opérée par le juge de cassation entre les différents moyens. Il convient ainsi d’analyser, dans un premier temps, le rejet des moyens jugés insuffisamment sérieux par le Conseil d’État (I), avant d’examiner, dans un second temps, la portée de l’admission du moyen relatif à l’obligation de protection des espèces protégées (II).

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I. Le rejet pragmatique des moyens relatifs à l’autorisation environnementale

Le Conseil d’État, dans son office de juge de l’admission, a écarté les moyens qui ne présentaient pas de caractère sérieux, confirmant ainsi implicitement l’appréciation des juges du fond sur des points techniques et procéduraux. Cette position se manifeste d’abord par le refus de remettre en cause l’évaluation du caractère non substantiel des modifications apportées au projet (A), puis par la validation de la procédure suivie devant la cour administrative d’appel (B).

A. Le refus de censurer l’appréciation du caractère non substantiel de la modification

Les requérants soutenaient que la cour administrative d’appel avait commis une erreur de droit en jugeant que l’augmentation de la puissance unitaire des aérogénérateurs ne constituait pas une modification substantielle au sens de l’article R. 181-46 du code de l’environnement. Ils critiquaient notamment la prise en compte des mesures de réduction d’impact pour écarter cette qualification. En n’admettant pas ce moyen, le Conseil d’État considère que l’argumentation développée par l’association ne soulève pas de doute sérieux quant à la légalité du raisonnement des juges du fond.

Cette position s’inscrit dans une jurisprudence constante qui laisse une marge d’appréciation importante aux juges du fond pour déterminer, au cas par cas, si une modification doit être qualifiée de substantielle. Le juge de cassation exerce sur ce point un contrôle restreint, se limitant à vérifier l’absence d’erreur de droit ou de dénaturation des pièces du dossier. Le fait que la cour se soit fondée sur les dispositions de l’arrêté ministériel du 26 août 2011, même dans sa version postérieure aux faits, n’a pas été jugé comme une erreur de droit suffisamment caractérisée pour justifier une admission. De même, la prise en compte des mesures compensatoires dans l’appréciation globale des incidences du projet ne semble pas, aux yeux du Conseil d’État, constituer une question de droit nouvelle ou présentant une difficulté particulière.

B. La validation implicite de la procédure contentieuse d’appel

L’association requérante invoquait également une irrégularité de la procédure suivie devant la cour administrative d’appel de Bordeaux. Elle lui reprochait de ne pas avoir fixé une nouvelle date de cristallisation des moyens après la production d’un mémoire soulevant un nouveau moyen. L’article R. 611-7-2 du code de justice administrative offre en effet au juge la possibilité de fixer une telle date, au-delà de laquelle aucun moyen nouveau ne peut être invoqué.

En écartant ce moyen comme n’étant pas de nature à permettre l’admission, le Conseil d’État rappelle indirectement que la fixation d’une nouvelle date de cristallisation est une simple faculté pour le juge, et non une obligation. Son absence ne vicie pas en soi la procédure, sauf si elle porte atteinte au caractère contradictoire de l’instruction. Le juge de l’admission estime ici que le moyen n’est pas suffisamment sérieux, ce qui laisse supposer que la cour n’a pas commis d’irrégularité en statuant sans user de cette prérogative. Cette décision confirme ainsi la souplesse laissée au juge du fond dans l’organisation de l’instance et la gestion de l’instruction.

Si la Haute Juridiction écarte ainsi avec fermeté les moyens contestant l’appréciation et la procédure des juges du fond, elle adopte une posture différente s’agissant d’une question juridique précise, dont elle reconnaît la portée et le sérieux.

II. L’admission d’un moyen soulevant une question de droit substantielle

En décidant d’admettre les conclusions du pourvoi relatives au refus de mise en demeure, le Conseil d’État signale que la question soulevée revêt un caractère sérieux. Cette admission met en lumière une interrogation juridique importante (A) et préfigure un futur débat au fond dont la portée pourrait être significative (B).

A. La reconnaissance du sérieux de la question de l’obligation de dérogation

Le moyen jugé sérieux par le Conseil d’État est celui par lequel l’association requérante conteste le raisonnement de la cour administrative d’appel, qui a jugé « qu’en dehors de la contestation même de l’autorisation environnementale, aucun texte ni principe ne permet d’exiger d’un exploitant dont l’autorisation demeure inexécutée qu’il forme une demande de dérogation ‘espèces protégées' ». Le juge de l’admission considère que cet argument soulève une question de droit qui mérite un examen approfondi en cassation.

La question est en effet fondamentale : l’obligation de solliciter une dérogation à l’interdiction de destruction d’espèces protégées naît-elle uniquement lors de la demande d’autorisation initiale, ou peut-elle être imposée à un exploitant, par la voie d’une mise en demeure de l’autorité administrative, entre le moment où l’autorisation est délivrée et celui où les travaux débutent ? L’arrêt d’appel avait adopté une lecture restrictive, semblant lier cette obligation à la seule procédure d’autorisation. En admettant le pourvoi sur ce point, le Conseil d’État laisse entendre que cette interprétation n’est pas évidente et pourrait être erronée en droit. Il s’agit de déterminer si l’autorité de police spéciale des installations classées peut, au titre de l’article L. 171-7 du code de l’environnement, imposer cette démarche préventive à un exploitant dont le projet, bien qu’autorisé, n’a pas encore eu d’impact physique sur l’environnement.

B. La portée de l’admission : l’anticipation d’une clarification jurisprudentielle

La décision d’admettre un pourvoi sur un moyen spécifique n’emporte pas de jugement sur le fond de l’affaire. Elle signifie simplement que le Conseil d’État statuera ultérieurement, en formation de jugement, sur la question de droit ainsi isolée. Toutefois, cette admission constitue un signal fort quant à l’intérêt juridique de la question posée. Elle laisse présager que la Haute Juridiction souhaite se prononcer sur le périmètre des pouvoirs de l’administration pour faire respecter les obligations environnementales en cours de vie d’un projet.

La future décision au fond aura une portée considérable. Si le Conseil d’État venait à censurer l’arrêt de la cour administrative d’appel de Bordeaux, il affirmerait que l’obligation de ne pas porter atteinte aux espèces protégées est un impératif continu. Il reconnaîtrait alors à l’administration le pouvoir, et sans doute le devoir, d’imposer à un exploitant la régularisation de son projet si des risques nouveaux pour la biodiversité apparaissent ou ont été sous-évalués, même après la délivrance de l’autorisation et avant le début des travaux. Une telle solution renforcerait significativement les outils de la police de l’environnement et la protection préventive des espèces protégées face aux projets industriels.

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