6ème chambre du Conseil d’État, le 22 juillet 2025, n°498682

Par une décision en date du 22 juillet 2025, le Conseil d’État s’est prononcé sur les conditions de suspension d’une autorisation environnementale accordée pour un projet d’infrastructure. En l’espèce, par un arrêté conjoint du 5 août 2024, les préfets du Bas-Rhin et du Haut-Rhin avaient délivré à une autorité régionale une autorisation environnementale pour des travaux de remise en navigation d’un canal. Des associations de protection de l’environnement ont saisi le juge des référés du tribunal administratif de Strasbourg d’une demande de suspension de l’exécution de cet arrêté. Par une ordonnance du 18 octobre 2024, le juge des référés a fait droit à leur demande en suspendant l’acte administratif. La région bénéficiaire de l’autorisation a alors formé un pourvoi en cassation devant le Conseil d’État afin d’obtenir l’annulation de cette ordonnance de suspension. La question de droit posée à la haute juridiction administrative portait sur la régularité de la motivation d’une ordonnance de référé-suspension et sur l’appréciation des conditions d’urgence et de doute sérieux quant à la légalité de l’acte attaqué. Le Conseil d’État annule l’ordonnance du juge des référés, estimant sa motivation insuffisante et son appréciation des faits dénaturante. Évoquant l’affaire, il rejette ensuite la demande de suspension initiale, jugeant que la condition d’urgence n’était pas remplie.

L’analyse de cette décision révèle d’abord la rigueur du contrôle exercé par le juge de cassation sur la motivation des ordonnances de référé (I), avant de montrer comment, statuant à son tour comme juge des référés, il procède à une appréciation concrète de la condition d’urgence (II).

I. La censure d’une motivation insuffisante et d’une appréciation dénaturante

Le Conseil d’État fonde sa décision d’annulation sur deux motifs distincts qui tiennent à la qualité du raisonnement du premier juge. Il sanctionne d’une part l’imprécision de la motivation retenue pour caractériser le doute sérieux (A), et d’autre part une erreur manifeste dans l’appréciation des faits soumis au juge (B).

A. L’exigence d’une motivation précise du doute sérieux

Le juge des référés de première instance avait estimé que deux moyens étaient propres à créer un doute sérieux sur la légalité de l’autorisation environnementale, à savoir des insuffisances de l’étude d’impact et l’absence de dérogation « espèces protégées ». Le Conseil d’État juge cependant que le premier juge « s’est borné à affirmer » l’existence de ce doute sans plus de détails. La haute juridiction considère que face à « plusieurs critiques distinctes à l’encontre de l’étude d’impact », le juge aurait dû spécifier laquelle de ces critiques lui paraissait fondée. En ne le faisant pas, « l’ordonnance attaquée ne désigne pas avec une précision suffisante le moyen dont le juge des référés a considéré qu’il était de nature à créer un doute sérieux quant à la légalité de l’arrêté contesté ». Cette position réaffirme l’obligation pour le juge des référés de ne pas se contenter de viser de manière générale un ensemble d’arguments, mais d’identifier et d’expliciter, même sommairement, le moyen qui emporte sa conviction. Cette exigence garantit le caractère contradictoire de la procédure et permet au juge de cassation d’exercer pleinement son contrôle sur la qualification juridique des faits.

B. La sanction de la dénaturation des pièces du dossier

Au-delà du défaut de motivation, le Conseil d’État relève une erreur plus profonde dans l’analyse du premier juge. Concernant le moyen tiré de la nécessité d’obtenir une dérogation « espèces protégées », la décision attaquée est annulée car le juge des référés a commis une dénaturation des pièces du dossier. Le Conseil d’État note en effet « qu’il ressortait des pièces du dossier qui lui était soumis que l’impact du projet serait, après prise en compte des mesures d’évitement et de réduction, négligeable ». En affirmant néanmoins que le moyen était sérieux, le juge de première instance a ignoré des éléments déterminants qui figuraient au dossier et qui contredisaient sa conclusion. La sanction de la dénaturation, qui constitue un cas de contrôle restreint du juge de cassation sur l’appréciation des faits par les juges du fond, est ici appliquée avec rigueur. Elle rappelle que si le juge des référés dispose d’une marge d’appréciation pour évaluer le caractère sérieux d’un moyen, cette appréciation ne saurait aller jusqu’à ignorer ou travestir les éléments factuels qui lui sont présentés, notamment les mesures compensatoires prévues par le pétitionnaire.

II. Le règlement de l’affaire au fond par le juge de cassation et le rejet de la demande de suspension

Après avoir annulé l’ordonnance pour vice de forme et erreur d’appréciation, le Conseil d’État, en application de l’article L. 821-2 du code de justice administrative, statue lui-même sur la demande de suspension. Son analyse se concentre alors sur la condition d’urgence, qu’il examine de manière souveraine (A), ce qui le conduit logiquement à écarter la demande sans avoir à se prononcer sur le doute sérieux (B).

A. L’appréciation souveraine de l’absence d’urgence

Le Conseil d’État examine les arguments des associations requérantes, qui invoquaient une atteinte irréversible à une zone humide, à des arbres et à l’habitat d’une espèce protégée. Il confronte ces allégations aux éléments produits par la région bénéficiaire de l’autorisation. La haute juridiction observe que, nonobstant le commencement des travaux, le risque de préjudice grave et immédiat n’est pas établi. Elle relève en effet que la démonstration de ce risque n’est pas probante « au vu notamment des mesures protectrices que la région justifie avoir prises ». Cette approche pragmatique illustre la méthode du bilan concret à laquelle se livre le juge des référés. L’urgence ne se présume pas, même en matière environnementale ; elle doit être démontrée par le requérant de manière circonstanciée. La simple existence de travaux n’y suffit pas si le maître d’ouvrage apporte la preuve de mesures de nature à prévenir ou limiter les atteintes alléguées, rendant ainsi le dommage ni suffisamment grave ni suffisamment immédiat pour justifier une suspension.

B. L’économie du moyen tiré du doute sérieux

Ayant conclu à l’absence d’urgence, le Conseil d’État en tire la conséquence procédurale qui s’impose. Les conditions posées par l’article L. 521-1 du code de justice administrative étant cumulatives, la défaillance de l’une d’elles suffit à entraîner le rejet de la demande de suspension. La décision le formule clairement en précisant que la demande des associations « doit être rejetée », « sans qu’il soit besoin de se prononcer […] sur l’existence d’un doute sérieux quant à la légalité de l’arrêté contesté ». Cette application de l’économie des moyens est classique dans le contentieux du référé-suspension. Elle permet au juge de statuer rapidement sans avoir à préjuger de l’issue du recours au fond. En l’espèce, le Conseil d’État, après avoir censuré le premier juge pour son analyse du doute sérieux, se dispense lui-même de cette même analyse, la condition d’urgence faisant défaut. Cette solution confirme le rôle de filtre de la condition d’urgence et la liberté pour le juge d’examiner les deux conditions dans l’ordre qui lui paraît le plus approprié.

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Hassan KOHEN
Avocat Associé

Hassan Kohen

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