Par une décision rendue le 22 juillet 2025, le Conseil d’État s’est prononcé sur la nature des intérêts moratoires applicables en cas de retard de paiement d’une somme convenue dans le cadre d’une transaction soldant un marché public de travaux. En l’espèce, un maître d’ouvrage public avait confié la réalisation d’importants travaux d’infrastructure à un groupement d’entreprises. Un litige étant survenu lors de l’établissement du décompte général du marché, les parties ont conclu un protocole transactionnel fixant le montant définitif du solde dû à une somme globale et forfaitaire, payable à une date butoir. Le maître d’ouvrage ayant réglé cette somme avec plusieurs mois de retard, le groupement d’entreprises a réclamé le paiement des intérêts moratoires calculés au taux prévu par le cahier des clauses administratives particulières du marché initial.
Saisi du litige, le tribunal administratif puis la cour administrative d’appel ont rejeté la demande du groupement d’entreprises. Les juges du fond ont considéré que la transaction constituait un contrat distinct du marché public, régi par les seules dispositions du code civil. Par conséquent, le retard de paiement ne pouvait donner lieu qu’à l’application des intérêts au taux légal, et non au taux contractuel spécifique au marché. Le groupement d’entreprises a alors formé un pourvoi en cassation, soutenant que la créance, bien que fixée par une transaction, conservait sa nature de créance de marché public. La question de droit posée à la haute juridiction était de déterminer si une somme versée en exécution d’une transaction réglant le solde d’un marché public reste soumise au régime impératif des intérêts moratoires propre au droit de la commande publique ou si elle relève du régime de droit commun des obligations pécuniaires.
Le Conseil d’État casse l’arrêt de la cour administrative d’appel pour erreur de droit. Il juge que « la somme que devait verser [le maître d’ouvrage] à ses cocontractants, fût-ce au terme d’une transaction, intervenait en règlement du marché public de travaux, auquel devaient s’appliquer, jusqu’à son paiement effectif, les intérêts moratoires dus en raison de retards dans le règlement des marchés publics ». La haute juridiction affirme ainsi que la signature de la transaction ne peut faire obstacle à l’application des dispositions d’ordre public interdisant toute renonciation aux intérêts moratoires dans le cadre des marchés publics. En rattachant la créance transactionnelle à son origine contractuelle, le Conseil d’État réaffirme le caractère d’ordre public du régime des intérêts moratoires, garantissant une protection continue au titulaire du marché.
I. La persistance du régime des marchés publics malgré la conclusion d’une transaction
Le Conseil d’État, en censurant l’analyse des juges du fond, rappelle que la transaction ne purge pas la créance de son origine et de son régime juridique spécifique. Il consacre ainsi la prééminence des règles de la commande publique sur l’autonomie contractuelle des parties.
A. Le maintien du lien substantiel entre la créance et le marché public
La haute juridiction administrative s’oppose à la vision de la cour administrative d’appel qui scindait le marché public et la transaction en deux contrats autonomes et étanches. Pour le Conseil d’État, la transaction n’a pas pour effet de créer une nouvelle obligation sans lien avec la précédente, mais bien de « terminer une contestation née » du contrat initial. La somme fixée par l’accord transactionnel ne constitue donc pas une créance nouvelle, mais la liquidation définitive de la créance née du marché de travaux.
En jugeant que le paiement « intervenait en règlement du marché public », le Conseil d’État établit une continuité juridique et fonctionnelle entre l’obligation contractuelle initiale et l’obligation de paiement issue de la transaction. Cette dernière n’est qu’une modalité de règlement du solde du marché. Par conséquent, les règles gouvernant le paiement de ce solde, notamment celles relatives aux retards, demeurent applicables tant que l’obligation n’est pas éteinte par un règlement effectif. L’analyse finaliste de l’opération prévaut donc sur une approche strictement formaliste qui se serait arrêtée à la nature distincte du contrat de transaction.
B. L’imperméabilité de l’ordre public aux mécanismes transactionnels
La décision réaffirme avec force le caractère impératif des dispositions relatives aux intérêts moratoires en matière de commande publique. En vertu des textes applicables, codifiés à l’article L. 2192-14 du code de la commande publique, « toute renonciation au paiement des intérêts moratoires est réputée non écrite ». Le Conseil d’État précise que cette interdiction est « absolue » et s’applique que la renonciation « intervienne lors de la passation du marché ou postérieurement ».
En affirmant que la signature de la transaction ne peut « faire obstacle » à l’application de ce régime, la haute juridiction signifie que l’autonomie de la volonté des parties, qui trouve son expression dans la transaction, ne peut tenir en échec une règle d’ordre public de protection. Les parties ne peuvent, même par des concessions réciproques destinées à clore un litige, écarter l’application d’un régime de sanction conçu pour protéger le créancier de la personne publique contre les retards de paiement. La transaction, bien que régie par le code civil, ne saurait ainsi servir de véhicule pour contourner une prohibition fondamentale du droit des contrats administratifs.
Cette solution, d’une grande rigueur juridique, renforce la sécurité des opérateurs économiques en clarifiant la portée limitée de la transaction face aux règles impératives qui structurent les relations financières entre l’administration et ses cocontractants.
II. La portée de la solution : une protection accrue du créancier public
En faisant prévaloir le régime spécial des marchés publics sur le droit commun de la transaction, le Conseil d’État étend la protection du créancier au-delà de l’exécution normale du contrat et précise la portée de l’autorité de la chose transigée.
A. Le renforcement de la protection du cocontractant de l’administration
Cette décision a une portée pratique considérable pour les entreprises titulaires de marchés publics. En cas de litige sur le décompte, elles peuvent recourir à la transaction pour obtenir un règlement amiable et rapide sans pour autant perdre le bénéfice des garanties légales en cas de retard de paiement de la somme convenue. La solution garantit que le droit aux intérêts moratoires au taux spécifique de la commande publique, souvent plus élevé que le taux légal, est préservé jusqu’au paiement complet et effectif.
La position du Conseil d’État est d’autant plus protectrice qu’elle neutralise toute tentative pour l’acheteur public d’insérer dans un protocole transactionnel des clauses qui aboutiraient indirectement à une renonciation aux intérêts moratoires, par exemple en qualifiant la somme de purement indemnitaire et soumise au droit commun. La solution assure une cohérence dans la protection du créancier, que le paiement du solde résulte du décompte général ou d’une transaction qui s’y substitue. Elle conforte ainsi la trésorerie des entreprises et sanctionne plus efficacement la défaillance du débiteur public.
B. Une conception restrictive de l’effet extinctif de la transaction
L’article 2044 du code civil confère à la transaction un effet extinctif sur la contestation qu’elle termine. Traditionnellement, elle a, entre les parties, l’autorité de la chose jugée en dernier ressort. Toutefois, la présente décision vient en préciser les limites en droit public. Si la transaction fixe bien de manière définitive le *montant* de la créance, soldant ainsi tous les postes de préjudice en principal, elle n’éteint pas la *nature* de cette créance ni le régime d’ordre public qui lui est attaché.
Le Conseil d’État opère ainsi une distinction subtile : la transaction clôt le débat sur le « combien », mais pas sur le « comment » du paiement. L’obligation de payer dans les délais et la sanction associée à son non-respect survivent à l’accord des parties sur le montant. Cette interprétation limite l’effet absolutoire de la transaction et la cantonne à son objet strict : régler le litige sur le quantum de la dette. La transaction ne saurait transformer une dette de marché public en une simple dette civile, car le législateur a entendu attacher à la première des garanties spéciales que la volonté des parties ne peut anéantir.