7ème – 2ème chambres réunies du Conseil d’État, le 5 juin 2025, n°492192

Par un arrêt en date du 5 juin 2025, le Conseil d’État a été amené à se prononcer sur la légalité du financement d’un nouvel aménagement autoroutier. En l’espèce, le Premier ministre a approuvé par un décret du 28 décembre 2023 un avenant à une convention de concession autoroutière. Cet avenant organisait le financement d’un nouveau tronçon routier, destiné à contourner une agglomération et dépourvu de péage propre, par une augmentation des tarifs sur des sections adjacentes du réseau concédé. Des usagers ont alors formé plusieurs recours pour excès de pouvoir devant la haute juridiction administrative, demandant l’annulation de ce décret et de la clause tarifaire qu’il validait. Ils soutenaient notamment que ce montage financier méconnaissait le principe de proportionnalité entre le péage acquitté et le service rendu, une large part des usagers soumis à l’augmentation tarifaire n’étant pas amenée à emprunter le nouvel ouvrage. D’autres moyens, tirés de la violation du droit de l’Union européenne et du code de la commande publique, étaient également soulevés. Il revenait donc au Conseil d’État de déterminer si le financement d’un ouvrage gratuit par une augmentation de péage sur d’autres sections du réseau, affectant des usagers qui ne bénéficient qu’indirectement de ce nouvel aménagement, est conforme aux principes régissant la tarification des services publics. Par sa décision, le Conseil d’État rejette les requêtes. Il juge que le bénéfice retiré par l’ensemble des usagers en termes de fluidification du trafic constitue une contrepartie suffisante à l’augmentation tarifaire, et que la distorsion qui en résulte, d’ampleur limitée, est justifiée par un motif d’intérêt général. Il écarte par ailleurs l’ensemble des autres moyens soulevés par les requérants.

La solution retenue par le Conseil d’État consacre une conception pragmatique de l’équilibre financier des concessions autoroutières, en validant un mécanisme de report de charge justifié par les bénéfices globaux apportés au réseau (I). Cette approche se double d’un rejet rigoureux des moyens de légalité externe et interne qui se fondent sur une application stricte des périmètres respectifs des textes invoqués (II).

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I. La consécration d’un financement par mutualisation au nom de l’intérêt du service public

Le Conseil d’État admet la validité d’une augmentation de péage pour financer un ouvrage non directement utilisé par tous les contributeurs, en se fondant d’une part sur une appréciation élargie de la notion de service rendu (A), et d’autre part sur la justification d’une rupture d’égalité par un motif d’intérêt général (B).

A. L’appréciation extensive de la contrepartie au péage

Les requérants contestaient la hausse tarifaire en arguant d’une disproportion avec le service rendu, une majorité des usagers concernés n’empruntant pas le nouveau tronçon. Le Conseil d’État écarte ce moyen en considérant que le service ne se limite pas à l’usage direct de l’infrastructure financée. Il estime en effet que « la création du nouveau tronçon, dont l’objet même est de réduire la congestion du trafic local, permettra à l’ensemble des usagers de l’A 709 et de l’A 9 de réaliser des gains de temps sur leur trajet, de sorte que les suppléments de péage qu’ils acquittent trouvent leur contrepartie directe dans une prestation rendue ». Cette interprétation extensive de la notion de contrepartie est déterminante. Elle déplace le critère d’appréciation du service rendu du niveau individuel de l’usager vers celui, collectif, du réseau dans son ensemble. Le juge administratif considère que l’amélioration globale de la fluidité du trafic constitue un avantage tangible et direct pour tous, justifiant leur mise à contribution financière. Cette approche permet ainsi d’asseoir la légalité d’un financement mutualisé pour des aménagements qui, par nature, bénéficient à l’ensemble d’un bassin de mobilité.

B. La justification de la distorsion tarifaire par l’intérêt général

Ayant établi l’existence d’une contrepartie pour tous les usagers, le Conseil d’État examine ensuite la critique relative à la rupture d’égalité. Il reconnaît que « la mise à contribution des usagers circulant sur l’A 709 et l’A 9 entre 2024 et 2036 n’est pas strictement proportionnelle à la valeur du service qui leur est spécifiquement rendu ». Néanmoins, il minimise la portée de cette rupture en relevant que « la distorsion tarifaire en cause est d’ampleur limitée eu égard au faible montant du supplément de péage ». Surtout, la haute juridiction identifie un motif d’intérêt général capable de justifier ce choix de financement : « le choix de ne pas créer un péage dédié à ce nouveau tronçon trouve sa justification dans un motif d’intérêt général de fluidité du trafic ». En validant cette solution, le Conseil d’État fait prévaloir une logique d’efficacité du service public sur une application stricte du principe d’égalité devant les charges publiques. Il admet qu’une différence de traitement, si elle est objectivement justifiée et demeure mesurée, peut être mise en œuvre pour servir un objectif supérieur d’aménagement du territoire et de gestion des flux de circulation, évitant ainsi la création d’un point de péage supplémentaire qui aurait pu s’avérer contre-productif.

II. Le rejet formaliste des autres moyens de légalité

Outre la question centrale de la proportionnalité, le Conseil d’État a écarté les autres arguments des requérants en s’attachant à une délimitation stricte du champ d’application des normes invoquées, qu’il s’agisse des règles issues du droit de l’Union (A) ou de celles encadrant les contrats de la commande publique (B).

A. Une application littérale des critères du droit de l’Union européenne

Les requérants tentaient de contester le décret en se prévalant de la méconnaissance de la directive de 1999 relative à la taxation des véhicules et du droit des aides d’État. Le Conseil d’État rejette ces deux moyens par une application rigoureuse des conditions textuelles. S’agissant de la directive, il relève que ses dispositions ne sont pas applicables au contrat de concession en cause, conclu avant 2008, dès lors qu’il n’est pas démontré que celui-ci aurait fait l’objet d’une « modification substantielle ». Concernant la qualification d’aide d’État, le juge écarte le moyen au motif que le mécanisme de financement ne mobilise aucune ressource publique. Il précise en effet que la clause tarifaire « ne peut être regardée comme une aide accordée par l’Etat ou au moyen de ressources d’Etat au sens des stipulations de l’article 107 du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne ». Cette approche formaliste, fondée sur une lecture littérale des critères d’applicabilité, permet au juge de neutraliser efficacement des moyens qui, bien que pertinents dans leur esprit, ne trouvent pas à s’appliquer en l’espèce faute de remplir les conditions techniques exigées par les textes.

B. Un cantonnement de l’objet de l’avenant pour écarter les règles procédurales

Enfin, le Conseil d’État a écarté les moyens tirés de la méconnaissance des règles de participation du public et de modification des contrats de concession. Pour ce faire, il a adopté un raisonnement fondé sur une définition restrictive de l’objet de l’acte attaqué. Il juge que l’avenant et le décret, qui « ont pour seul objet de fixer les modalités de financement d’un projet dont la réalisation a été décidée par le dix-huitième avenant », ne relèvent pas du champ des dispositions imposant une saisine de la Commission nationale du débat public. De même, les règles du code de la commande publique encadrant l’ajout d’ouvrages nouveaux à une concession sont jugées inopérantes, car l’avenant litigieux ne porte que sur le financement et non sur l’intégration de l’ouvrage elle-même, déjà actée. Cette méthode de « saucissonnage » juridique, qui consiste à analyser chaque acte administratif en fonction de son objet strict, conduit à rendre les moyens inopérants. Elle témoigne d’une volonté de ne pas remettre en cause, à l’occasion de l’examen de ses modalités financières, un projet d’infrastructure déjà approuvé par un acte antérieur.

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