7ème chambre du Conseil d’État, le 13 août 2025, n°502132

Par une décision rendue le 13 août 2025, le Conseil d’État s’est prononcé sur les conditions de mise en œuvre du référé-expertise, précisant l’office du juge administratif des référés lorsqu’il est saisi d’une demande de mesure d’instruction sur le fondement de l’article R. 532-1 du code de justice administrative.

En l’espèce, une professeure estimait avoir subi un choc psychologique assimilable à un accident de service, à la suite d’une convocation à un entretien portant sur sa manière de servir. Elle a saisi le juge des référés du tribunal administratif de Melun d’une demande d’expertise visant à faire établir les responsabilités et à évaluer son préjudice. Par une ordonnance du 17 décembre 2024, cette demande a été rejetée. La requérante a interjeté appel de cette décision devant la cour administrative d’appel de Paris, dont le juge des référés a confirmé le rejet par une ordonnance du 18 février 2025 au motif que l’imputabilité au service de la pathologie n’était pas suffisamment probable. Un pourvoi en cassation a alors été formé par l’intéressée devant le Conseil d’État.

La question de droit soumise à la Haute Juridiction était de déterminer si le juge des référés peut rejeter une demande d’expertise pour défaut d’utilité en se fondant sur l’absence de probabilité du lien d’imputabilité au service, ou si son contrôle se limite à la recherche d’une absence manifeste de lien de causalité.

Le Conseil d’État répond à cette question en deux temps. D’une part, il annule l’ordonnance du juge d’appel, considérant que celui-ci a commis une erreur de droit en se fondant sur un critère de probabilité, alors qu’il ne pouvait rejeter la demande « qu’en l’absence manifeste de fait générateur ». D’autre part, statuant au fond, il rejette néanmoins la demande d’expertise au motif qu’une instance au fond étant déjà engagée, la mesure d’instruction demandée au juge des référés est dépourvue d’utilité.

Ainsi, si le Conseil d’État censure fermement une appréciation erronée de l’utilité de l’expertise par le juge d’appel (I), il en neutralise la portée pratique en raison des circonstances particulières de l’espèce (II).

I. La censure d’une appréciation erronée de l’utilité de l’expertise

Le Conseil d’État rappelle d’abord la portée de l’office du juge du référé-expertise, qui ne peut refuser une mesure d’instruction qu’en des termes très stricts (A), ce qui le conduit logiquement à sanctionner le raisonnement du juge d’appel qui avait adopté un critère non prévu par la jurisprudence (B).

A. Le rappel du critère de l’absence manifeste de lien causal

La décision commentée réaffirme avec force le principe selon lequel l’utilité d’une mesure d’instruction doit être appréciée au regard de sa pertinence pour un litige principal, actuel ou éventuel. Le juge des référés doit ainsi vérifier si la mesure sollicitée est susceptible d’éclairer le juge du fond. Toutefois, son pouvoir de refus est strictement encadré afin de ne pas préjuger de l’issue du litige principal. Le Conseil d’État énonce clairement que le juge des référés « ne peut faire droit à une demande d’expertise permettant d’évaluer un préjudice, en vue d’engager la responsabilité d’une personne publique, en l’absence manifeste, en l’état de l’instruction, de fait générateur, de préjudice ou de lien de causalité entre celui-ci et le fait générateur ».

Ce faisant, la Haute Juridiction consacre une approche négative du contrôle. L’expertise est de droit, sauf si l’un des éléments constitutifs de la responsabilité fait *manifestement* défaut. Le doute doit donc profiter au demandeur, le référé-expertise ayant précisément pour objet de préserver ou d’établir des preuves en vue d’un procès. Exiger davantage du requérant à ce stade reviendrait à le priver de son droit à un recours effectif en lui demandant de prouver ce que l’expertise vise justement à établir.

B. La sanction du critère erroné de la probabilité

C’est au regard de ce principe que le Conseil d’État censure l’ordonnance de la cour administrative d’appel de Paris. Le juge d’appel avait rejeté la demande en retenant que « l’imputabilité au service de la pathologie dont elle est affectée ne présentait pas un caractère de probabilité tel qu’il doive, en l’état, s’en déduire qu’il y a lieu d’ordonner l’expertise sollicitée ». En substituant un critère de « probabilité » à celui de l’« absence manifeste », le juge d’appel a inversé la charge de l’appréciation et commis une erreur de droit.

Il n’appartient pas au juge du référé-expertise d’évaluer les chances de succès de l’action au fond, mais seulement de s’assurer que celle-ci n’est pas manifestement vouée à l’échec. La nuance est fondamentale : alors que le critère de l’absence manifeste suppose une certitude négative, celui de la probabilité implique une appréciation positive sur la vraisemblance des prétentions du demandeur. En sanctionnant ce glissement, le Conseil d’État garantit l’autonomie de la procédure de référé-expertise et préserve son caractère de mesure d’instruction préventive.

II. La portée pratique limitée de la censure dans l’espèce

Après avoir annulé l’ordonnance pour erreur de droit, le Conseil d’État, usant de son pouvoir d’évocation, règle l’affaire au fond. Sa solution, tout en étant rigoureuse juridiquement, conduit à priver la requérante du bénéfice de sa victoire de principe (A), illustrant ainsi le caractère de décision d’espèce de l’arrêt sur ce second volet (B).

A. La neutralisation de l’expertise par l’instance au fond

Le Conseil d’État constate qu’une instance au fond a déjà été engagée par la requérante devant le tribunal administratif de Melun afin de contester le refus de reconnaître l’imputabilité au service de son accident. Cette circonstance factuelle modifie entièrement l’appréciation de l’utilité de l’expertise. En effet, le juge du fond, saisi du litige principal, dispose de ses propres pouvoirs d’instruction et peut, à tout moment de la procédure, ordonner une expertise s’il l’estime nécessaire.

Dès lors, la demande présentée devant le juge des référés devient redondante et perd son utilité. Le Conseil d’État juge donc que, s’agissant de l’imputabilité de l’accident, il n’y a pas lieu d’ordonner en référé une mesure que le juge du fond peut prescrire lui-même. Quant à l’évaluation du préjudice, elle est prématurée puisque le fait générateur de ce dernier, à savoir l’accident de service, n’est pas établi. L’expertise est donc rejetée, non pas en raison d’une absence manifeste de lien causal, mais en raison de son absence d’utilité procédurale.

B. Une solution d’espèce consacrant la subsidiarité du référé-expertise

La décision illustre parfaitement la distinction entre l’arrêt de principe et la décision d’espèce. Sur le plan des principes, l’arrêt a une portée générale en rappelant fermement le bon usage du critère de l’absence manifeste. Cependant, la solution finale est entièrement dictée par les faits de la cause, à savoir l’existence d’une procédure parallèle au fond. Cette solution met en lumière le caractère subsidiaire du référé-expertise. Il s’agit d’une procédure destinée à être utilisée avant le procès ou, pendant celui-ci, pour des motifs d’urgence ou de nécessité que le juge du fond ne pourrait satisfaire avec la même célérité.

En l’absence de telles circonstances, et dès lors que le juge du principal est saisi, c’est à lui qu’il revient de diriger l’instruction. La requérante obtient donc une satisfaction juridique sur la méthode d’appréciation, mais se voit refuser la mesure qu’elle sollicitait pour des raisons de bonne administration de la justice. La décision, tout en étant une censure sur le plan du droit, aboutit au même résultat pratique pour la justiciable que la décision qu’elle a annulée.

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Hassan KOHEN
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