7ème chambre du Conseil d’État, le 19 juin 2025, n°499613

Par une décision en date du 19 juin 2025, le Conseil d’État s’est prononcé sur la procédure préalable d’admission d’un pourvoi en cassation, dans le cadre d’un litige indemnitaire consécutif à l’éviction d’une société candidate à l’attribution d’un marché public. Une entreprise, qui avait soumissionné pour un marché de services de restauration destiné à un établissement d’hébergement pour personnes âgées dépendantes, avait vu son offre rejetée. Saisissant la juridiction administrative d’une demande de réparation de son manque à gagner, elle avait d’abord fait face à un rejet de sa requête par le tribunal administratif de Marseille, par un jugement du 22 mars 2022. La cour administrative d’appel de Marseille, dans un arrêt du 14 octobre 2024, a infirmé ce jugement, déclaré l’établissement public responsable du préjudice et ordonné une expertise pour en chiffrer le montant. C’est dans ce contexte que l’établissement public a formé un pourvoi en cassation, soulevant plusieurs moyens contestant tant le principe de sa responsabilité que les modalités d’évaluation du préjudice fixées par les juges d’appel. Le Conseil d’État était ainsi saisi de la question de savoir si les arguments développés par l’établissement public revêtaient un caractère sérieux au sens de l’article L. 822-1 du code de justice administrative, justifiant une instruction au fond de l’affaire. Par la décision commentée, la haute juridiction administrative opère un tri parmi les moyens soulevés : elle admet le pourvoi uniquement en ce qu’il conteste les modalités de calcul du préjudice, et rejette le surplus des conclusions qui visaient à remettre en cause le principe même de la responsabilité. Cette décision de filtrage, en scindant l’analyse des moyens, conduit à entériner définitivement le principe de la responsabilité de la personne publique (I), tout en ouvrant un débat de droit circonscrit aux seules règles de détermination du manque à gagner (II).

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I. La consolidation du principe de responsabilité de l’administration

La décision du Conseil d’État, en refusant d’admettre les moyens dirigés contre l’existence de la faute, rend définitive l’appréciation des juges du fond sur ce point (A). Ce faisant, elle illustre la fonction régulatrice de la procédure d’admission, qui écarte les contestations jugées non sérieuses pour ne retenir que les questions de droit qui méritent d’être tranchées en cassation (B).

A. La consécration du droit à indemnisation du candidat irrégulièrement évincé

En l’espèce, la cour administrative d’appel avait jugé que le candidat évincé disposait d’une chance sérieuse de remporter le contrat. Cette conclusion se fondait sur la constatation que l’offre de l’attributaire était irrégulière, ce qui aurait dû conduire à son rejet par le pouvoir adjudicateur. L’établissement public demandeur au pourvoi soutenait que la cour avait commis une erreur de droit et insuffisamment motivé sa décision « en retenant que la société (…) aurait eu une chance sérieuse d’obtenir le contrat au seul motif que l’offre de la société attributaire était irrégulière ». En qualifiant ce moyen de non sérieux, le Conseil d’État valide implicitement mais nécessairement le raisonnement des juges d’appel. Il confirme qu’un candidat classé second dispose bien d’une chance sérieuse d’obtenir le marché dès lors qu’il est établi que l’offre de l’attributaire, en méconnaissance des règles de la commande publique, n’aurait pas dû être retenue. La responsabilité de l’administration pour le préjudice né de cette éviction irrégulière se trouve ainsi définitivement engagée.

B. Le rejet des moyens contestant l’appréciation des faits par les juges du fond

L’établissement public tentait également de remettre en cause l’analyse factuelle de la cour administrative d’appel, en affirmant qu’elle avait « dénaturé les pièces du dossier en retenant que la proposition de la société (…) contenait une économie de 32 103 euros par an due à une modification des prestations ». Un tel moyen, s’il avait été reconnu comme sérieux, aurait pu conduire à une annulation pour dénaturation. Cependant, le Conseil d’État l’écarte sans le soumettre à une instruction approfondie. Cette position réaffirme le rôle du juge de cassation, qui n’est pas un troisième degré de juridiction destiné à réexaminer l’ensemble des faits de l’affaire. Sauf dans le cas d’une dénaturation manifeste et évidente, l’appréciation souveraine des faits par les juges du fond n’est pas susceptible d’être discutée en cassation. En refusant d’admettre le pourvoi sur ce terrain, la haute juridiction juge que l’analyse de la cour n’était pas entachée d’une erreur de lecture si grossière qu’elle en aurait altéré le sens des pièces produites, ce qui clôt le débat sur l’irrégularité de l’offre choisie.

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II. L’ouverture d’un débat sur les modalités d’évaluation du préjudice

Si le principe de la réparation est désormais acquis, l’étendue de celle-ci demeure en discussion. En admettant le pourvoi sur ce point, le Conseil d’État accepte d’examiner les règles de calcul du manque à gagner (A), laissant présager une clarification attendue sur la méthode d’évaluation du préjudice en matière de marchés publics (B).

A. La recevabilité des critiques portant sur le calcul du manque à gagner

Le Conseil d’État a jugé sérieux les moyens relatifs à la détermination du préjudice indemnisable. L’établissement public soutenait que la cour avait commis plusieurs erreurs de droit, notamment en n’excluant pas du calcul « l’indemnisation de la part du marché à bons de commande sans minimum garanti », en ne prenant pas en compte « l’aléa d’exploitation, ni la durée du marché », et en se bornant à soustraire les seules « charges supplémentaires ». En déclarant que « ces moyens ne sont de nature à permettre l’admission du pourvoi qu’en tant qu’il est dirigé contre l’article 4 de l’arrêt attaqué et les motifs (…) qui fixent les modalités de détermination du préjudice indemnisable », le juge de cassation reconnaît que ces questions soulèvent des difficultés juridiques sérieuses. Il s’agit de déterminer avec précision l’assiette et les composantes du bénéfice net dont le candidat a été privé, en intégrant des éléments d’incertitude inhérents à certains contrats, comme les aléas d’exécution ou les parts de marché non garanties.

B. La portée attendue de la future décision au fond

La présente décision d’admission est avant tout procédurale, mais sa portée réside dans l’annonce d’une future décision au fond qui viendra préciser le droit positif. En acceptant de se prononcer sur ces aspects techniques, le Conseil d’État s’offre l’opportunité de définir ou de rappeler une méthodologie claire pour l’évaluation du manque à gagner. La question de l’intégration des tranches conditionnelles ou des bons de commande sans minimum est particulièrement délicate, car elle impose de quantifier un gain qui était par nature hypothétique. De même, la prise en compte de l’aléa du marché et la définition des charges à déduire du chiffre d’affaires prévisionnel sont des points essentiels pour garantir une juste réparation, qui ne doit aboutir ni à un appauvrissement ni à un enrichissement sans cause de la victime. La solution qui sera rendue sur le fond est donc attendue, car elle devrait fournir aux juridictions et aux praticiens un cadre d’analyse plus précis pour évaluer ce type de préjudice économique complexe.

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Hassan KOHEN
Avocat Associé

Hassan Kohen

Avocat au Barreau de Paris • Droit Pénal & Droit du Travail

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