7ème chambre du Conseil d’État, le 23 mai 2025, n°500255

Par une décision du 23 mai 2025, le Conseil d’État est venu préciser les conditions d’appréciation d’une éventuelle rupture d’égalité entre les candidats à un marché public, en présence d’un risque de conflit d’intérêts et de divulgation d’informations confidentielles. En l’espèce, un acheteur public a lancé une procédure en vue de la passation d’un accord-cadre de services de télécommunication. Deux sociétés ont soumissionné et l’une d’elles a été désignée attributaire pour deux des trois lots. La société évincée, qui était titulaire du précédent marché, a alors saisi le juge du référé précontractuel du tribunal administratif de Montreuil, sur le fondement de l’article L. 551-1 du code de justice administrative, afin d’obtenir l’annulation de la procédure. Par une ordonnance du 19 décembre 2024, le juge des référés a fait droit à sa demande, au motif principal que la présence au sein des effectifs de la société attributaire d’un ancien salarié de l’acheteur public et la diffusion d’informations commerciales confidentielles relatives au précédent marché avaient porté atteinte aux principes d’impartialité et d’égalité de traitement des candidats. L’acheteur public et la société attributaire ont formé un pourvoi en cassation contre cette ordonnance. Le problème de droit qui se posait à la Haute Juridiction administrative était donc de savoir si la seule présence d’un ancien agent du pouvoir adjudicateur chez un candidat et la divulgation passée d’informations confidentielles suffisaient à caractériser un manquement aux obligations de mise en concurrence. Le Conseil d’État répond par la négative en annulant l’ordonnance du juge des référés. Il estime que le juge du fond a commis une erreur de droit en ne recherchant pas, d’une part, si le salarié en question avait eu accès, dans le cadre de la préparation du marché, à des informations susceptibles de créer une distorsion de concurrence et, d’autre part, si les mesures correctrices prises par l’acheteur public avaient été de nature à remédier à la diffusion accidentelle des informations. Statuant ensuite au fond, il juge qu’aucune rupture d’égalité n’est établie et rejette la demande de la société évincée.

Le Conseil d’État opère ainsi une clarification de la méthode de contrôle des atteintes à l’égalité concurrentielle (I), avant de procéder à une application concrète des principes qui valide la procédure de passation (II).

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I. Une clarification méthodologique du contrôle des atteintes à l’égalité concurrentielle

Le Conseil d’État censure une double erreur de droit du juge des référés, en rappelant d’abord que le risque de partialité lié au parcours d’un salarié ne peut être présumé (A), et en soulignant ensuite l’obligation pour le juge d’examiner l’efficacité des mesures prises pour remédier à une atteinte à la concurrence (B).

A. Le rejet d’une présomption de partialité fondée sur le passé d’un salarié

Le juge des référés avait annulé la procédure en se fondant sur la circonstance qu’un salarié de la société attributaire avait précédemment exercé des fonctions opérationnelles chez l’acheteur. Le Conseil d’État juge cette approche insuffisante et rappelle qu’une telle situation ne saurait, à elle seule, vicier la procédure. Il énonce ainsi que « la seule circonstance qu’un salarié d’une société candidate ait été employé par l’acheteur est, par elle-même, insusceptible d’affecter l’impartialité de ce dernier ». La Haute Juridiction reproche au premier juge de ne pas avoir poussé son analyse en recherchant si ce salarié avait, en violation de l’article L. 2141-8 du code de la commande publique, participé à la préparation du marché et ainsi « eu accès à des informations susceptibles de créer une distorsion de concurrence par rapport aux autres candidats ». Le sens de cette décision est clair : le soupçon de partialité ou de délit d’initié ne suffit pas. Le juge doit instruire les faits pour caractériser un avantage concurrentiel réel, découlant d’une participation effective à l’élaboration de la procédure. Cette solution préserve un équilibre entre la prévention des conflits d’intérêts et la liberté de circulation des professionnels entre les secteurs public et privé.

B. L’impératif d’une appréciation des mesures correctrices

Le second apport méthodologique de la décision concerne le traitement d’une fuite d’informations. Le juge des référés avait constaté la diffusion accidentelle, lors d’une précédente procédure déclarée sans suite, de données commerciales confidentielles concernant la société alors titulaire du marché. Il en avait déduit une rupture d’égalité sans examiner la portée des actions entreprises par l’acheteur pour y remédier. Le Conseil d’État estime qu’en agissant ainsi, le juge a commis une nouvelle erreur de droit. Il aurait dû rechercher si les mesures prises, consistant à « déclarer sans suite la première procédure de passation » et à « laisser s’écouler un délai d’un an avant de lancer une nouvelle procédure de passation d’un marché structuré différemment », avaient été de nature à neutraliser l’avantage informationnel qui en était résulté. Cette précision est essentielle car elle reconnaît au pouvoir adjudicateur la faculté de corriger ses propres manquements. Elle implique que la simple existence d’un incident ne condamne pas définitivement toute procédure ultérieure, à condition que l’acheteur ait pris des mesures suffisantes pour restaurer l’égalité des chances entre les soumissionnaires.

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II. Une application pragmatique des principes validant la procédure de passation

Après avoir posé le cadre de l’analyse, le Conseil d’État, réglant l’affaire au fond, procède à une appréciation circonstanciée des faits. Il conclut à l’absence de distorsion de concurrence en évaluant d’une part l’avantage réel conféré par les informations détenues (A), et d’autre part l’effet neutralisant des évolutions du marché (B).

A. L’appréciation concrète de l’avantage concurrentiel lié aux informations détenues

Le Conseil d’État examine minutieusement la situation du salarié mis en cause. Il constate qu’il a bien eu accès à des informations sensibles en tant que directeur de projet sur le précédent marché. Cependant, il relève que ces fonctions opérationnelles ont pris fin « deux années avant le lancement de la procédure de passation en litige ». De plus, les données de prix qui avaient été accidentellement diffusées concernaient le contrat conclu en 2018, soit plusieurs années auparavant. En combinant ces éléments temporels, le juge en déduit que l’avantage concurrentiel potentiellement acquis par la société attributaire était devenu obsolète ou, à tout le moins, très atténué. Cette analyse factuelle et pragmatique démontre la volonté de ne pas s’en tenir à des principes abstraits. La valeur de cette approche réside dans sa capacité à distinguer un avantage théorique d’un avantage effectif et déterminant dans le cadre de la nouvelle compétition. Elle évite ainsi de sanctionner une entreprise sur la base d’informations anciennes dont la pertinence s’est érodée avec le temps.

B. La neutralisation de l’avantage informationnel par la redéfinition du besoin

Pour parfaire son raisonnement, le Conseil d’État s’attache à la structure même du nouveau marché. Il prend soin de noter que, bien que répondant au même besoin, le contrat litigieux a été « alloti entre trois zones géographiques et modifié notamment sur la structuration tarifaire, passant d’un forfait ‘par lit’ à un forfait ‘par site' ». Cette modification n’est pas un détail technique, mais un élément central de l’analyse, car elle « impos[ait] une modification de l’assise des prix proposés dans les offres ». La portée de cette constatation est significative : même si l’attributaire avait conservé une connaissance des anciens tarifs, cette information était de peu d’utilité pour construire une offre pertinente dans un cadre contractuel et économique redéfini. En soulignant cette discontinuité, le Conseil d’État confirme que la redéfinition substantielle du besoin par l’acheteur est une mesure correctrice efficace, capable de niveler le terrain de jeu concurrentiel. La solution retenue protège ainsi la procédure de passation en validant la diligence de l’acheteur public qui, par ses actions, a effectivement purgé la situation de tout avantage indu.

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Hassan KOHEN
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