Par un arrêt en date du 12 mars 2025, le Conseil d’État a statué sur les conséquences fiscales d’une erreur comptable et sur les garanties de procédure offertes au contribuable. Cette décision vient préciser l’office du juge de l’impôt lorsqu’il est confronté à une substitution de motif de la part de l’administration fiscale, tout en réaffirmant la portée d’une inscription comptable délibérément erronée.
En l’espèce, une société avait reçu en 2004, en contrepartie de la cession d’une participation, une somme en numéraire ainsi que des titres d’une autre entité. Ces titres furent initialement inscrits en 2006 au compte de titres de participation. En 2008, estimant cette qualification erronée, la société a corrigé cette écriture pour les enregistrer en tant que titres immobilisés de l’activité de portefeuille. Suite à cette correction, elle a constitué des provisions pour dépréciation puis a constaté des moins-values lors de la cession desdits titres en 2010 et 2011. L’administration fiscale, à l’issue d’une vérification de comptabilité, a remis en cause cette seconde qualification. Elle a considéré que les titres devaient conserver leur nature de titres de participation, réintégrant ainsi les provisions et moins-values déduites, ce qui a eu pour effet de minorer les déficits reportables de l’entreprise.
Saisi d’une demande tendant au rétablissement des déficits, le tribunal administratif de Montreuil l’a rejetée par un jugement du 2 décembre 2021. La société a interjeté appel de cette décision. Devant la cour administrative d’appel de Paris, l’administration a présenté un moyen subsidiaire : dans l’hypothèse où les titres ne seraient pas qualifiés de titres de participation, l’erreur comptable initiale de 2006 revêtait un caractère délibéré, faisant ainsi obstacle à ce que la société puisse se prévaloir de sa correction ultérieure. Par un arrêt du 13 décembre 2023, la cour a écarté la qualification de titres de participation mais a accueilli le moyen subsidiaire de l’administration, rejetant l’appel de la société. Un pourvoi en cassation a été formé contre cet arrêt.
Il était ainsi demandé au Conseil d’État de déterminer si le juge d’appel pouvait, sans méconnaître les garanties de procédure du contribuable, admettre une substitution de motif fondée sur le caractère délibéré d’une erreur comptable. En outre, il lui appartenait de se prononcer sur le point de savoir si une erreur comptable délibérée pouvait légalement priver une entreprise du bénéfice des conséquences fiscales de sa correction.
À cette double interrogation, la Haute Juridiction répond par l’affirmative. Elle juge d’une part que la substitution de motif était recevable, le désaccord sur le caractère délibéré d’une erreur n’étant pas une question relevant de la compétence de la commission des impôts. D’autre part, elle confirme qu’une « inscription délibérément erronée des titres (…) était de nature à faire obstacle à ce que cette société puisse bénéficier (…) des effets d’une rectification de cette inscription comptable ». La solution retenue par le Conseil d’État confirme ainsi la validité procédurale de la démarche de l’administration (I), avant de consacrer la sanction de fond attachée à l’erreur comptable intentionnelle (II).
I. La recevabilité de la substitution de motif fondée sur l’erreur délibérée
Le Conseil d’État valide le raisonnement de la cour administrative d’appel qui a admis le moyen subsidiaire de l’administration. Il fonde sa solution sur une interprétation stricte de la compétence de la commission des impôts (A), ce qui confère une portée étendue à la faculté de substitution de motif offerte à l’administration au cours de l’instance (B).
A. Une appréciation stricte de la compétence de la commission des impôts
La Haute Juridiction rappelle qu’une substitution de motif ne saurait priver le contribuable des garanties de procédure qui lui sont dues. La principale garantie en jeu était ici la saisine de la commission des impôts directs et des taxes sur le chiffre d’affaires, prévue par l’article L. 59 du livre des procédures fiscales. La question était de savoir si le nouveau motif, tiré du caractère délibéré de l’erreur comptable, entrait dans le champ de compétence de cet organisme.
Le Conseil d’État tranche clairement ce point en jugeant qu’un « désaccord relatif au caractère délibéré d’une erreur comptable ne porte pas, par lui-même, sur le montant du résultat industriel et commercial et n’est par suite pas au nombre des questions relevant de la compétence de la commission ». La compétence de la commission est ainsi circonscrite aux désaccords portant sur des éléments factuels qui déterminent le montant du résultat, et non sur la qualification juridique du comportement du contribuable. En l’espèce, le débat ne portait plus sur la nature des titres, mais sur l’intention de la société lors de leur inscription comptable initiale. Cette appréciation de l’intentionnalité, qui conditionne le droit à la correction, est une question de droit qui échappe à la compétence de la commission.
B. La portée étendue de la faculté de substitution de motif
En jugeant que la garantie de saisine de la commission n’était pas méconnue, le Conseil d’État conforte la possibilité pour l’administration d’ajuster son argumentation en cours de procédure. Cette faculté de substitution permet au débat contentieux de se concentrer sur le bien-fondé de l’imposition, même si le motif initialement invoqué par l’administration s’avère erroné ou insuffisant.
La décision illustre que le juge de l’impôt doit examiner tous les moyens de nature à fonder la position de l’administration, sous réserve du respect des droits de la défense. Le contribuable avait en effet pu débattre du caractère délibéré de l’erreur devant la cour. La substitution de motif a ainsi permis de déplacer le cœur du litige d’une question de qualification comptable vers une question de loyauté fiscale. Le Conseil d’État valide ainsi une approche pragmatique qui assure l’efficacité du contrôle fiscal tout en délimitant le périmètre des garanties procédurales aux seules questions de fait relevant de la commission.
II. La sanction de l’erreur comptable délibérée par la perte du droit à correction
Au-delà de l’aspect procédural, l’arrêt est remarquable en ce qu’il entérine les conséquences de fond attachées à une erreur comptable jugée intentionnelle. Le Conseil d’État approuve la méthode d’appréciation du caractère délibéré de l’erreur (A), et en tire une conséquence radicale : la perte du droit pour le contribuable de se prévaloir de la correction de cette erreur (B).
A. La qualification de l’erreur délibérée au regard d’un faisceau d’indices
Pour confirmer le caractère délibéré de l’erreur, le Conseil d’État valide l’approche de la cour administrative d’appel, qui s’est fondée sur un faisceau d’indices concordants. Il ne s’agissait pas d’une simple présomption, mais d’une déduction tirée des faits de l’espèce et de la situation particulière du contribuable.
La Haute Juridiction relève que les juges du fond ont pris en compte « la maîtrise par celle-ci de la législation fiscale et des implications de l’inscription comptable », « le caractère inchangé depuis 1999 des commentaires administratifs de la loi fiscale » et le fait que « la question de leur mode de comptabilisation avait nécessairement été expertisée » au vu de l’ampleur de l’opération. Ces éléments combinés démontraient que la société ne pouvait ignorer la qualification comptable correcte au moment de l’inscription initiale des titres. L’erreur ne pouvait donc être fortuite ; elle revêtait un caractère intentionnel, quand bien même la société invoquait une finalité patrimoniale et non une volonté d’influence.
B. La cristallisation des conséquences fiscales de l’option initiale
La conséquence tirée de cette qualification est au cœur de la portée de l’arrêt. Le Conseil d’État juge sans ambiguïté qu’une inscription comptable délibérément erronée fait obstacle à ce que la société puisse ultérieurement bénéficier des effets fiscaux d’une correction. En d’autres termes, le choix initial, bien que juridiquement incorrect, devient intangible pour le contribuable qui l’a opéré de manière délibérée.
Cette solution constitue une sanction de la déloyauté du contribuable. Elle l’empêche de tirer avantage d’une correction opportune, motivée par une dépréciation des actifs qui rendait le régime des titres de participation fiscalement moins favorable. L’arrêt consacre ainsi une forme de théorie de l’estoppel en matière fiscale : une partie ne peut se contredire au détriment de l’administration lorsque sa première position a été prise en toute connaissance de cause. La décision réaffirme avec force que si le droit à l’erreur est protégé, il ne saurait couvrir les manœuvres comptables dont le caractère intentionnel est démontré.