8ème – 3ème chambres réunies du Conseil d’État, le 26 septembre 2025, n°494985

Par une décision en date du 26 septembre 2025, le Conseil d’État s’est prononcé sur la qualification fiscale d’une indemnité versée dans le cadre d’une restructuration interne à un groupe de sociétés. Cette décision offre un éclaircissement notable sur les conditions de distinction entre une charge déductible et l’acquisition d’un élément d’actif incorporel.

En l’espèce, une société française avait conclu un accord avec une société italienne du même groupe. Cet accord prévoyait que la société française, qui se limitait auparavant à la distribution et à la maintenance, reprendrait à son compte la commercialisation de l’ensemble des produits du groupe et s’approvisionnerait désormais directement auprès des fournisseurs, sans passer par l’intermédiaire de la société italienne. En contrepartie de ce transfert d’activités, la société française a versé à l’entité italienne une indemnité de huit millions d’euros, calculée sur la base de la perte de profits futurs subie par cette dernière. La société française a déduit cette somme de son résultat imposable. L’administration fiscale a remis en cause cette déduction, estimant que l’indemnité constituait le prix d’acquisition d’un actif incorporel devant être immobilisé. Le tribunal administratif de Montreuil, par des jugements des 12 mai 2022 et 20 février 2023, a rejeté les demandes de la société française et de la société mère du groupe intégré. La cour administrative d’appel de Paris a confirmé ces jugements par deux arrêts du 10 avril 2024, au motif que l’indemnité, compensant le transfert d’une activité bénéficiaire, était porteuse d’avantages économiques futurs et constituait donc un actif. Les sociétés se sont alors pourvues en cassation.

Il était ainsi demandé au Conseil d’État de déterminer si une indemnité versée entre sociétés d’un même groupe, en compensation du transfert d’une activité, devait être qualifiée d’élément d’actif incorporel pour la société versante au seul motif qu’elle était destinée à compenser une perte de profits pour la société cédante et que la réorganisation devait améliorer la profitabilité de la société bénéficiaire. Le Conseil d’État a répondu par la négative, annulant les arrêts de la cour administrative d’appel de Paris. La haute juridiction a jugé que le seul fait qu’une somme compense la perte d’une source de profits pour le bénéficiaire et que le débiteur en attende une meilleure rentabilité ne suffit pas à caractériser l’acquisition d’un élément d’actif incorporel identifiable et porteur d’une valeur économique positive pour ce dernier.

Cette solution conduit à réaffirmer une conception stricte de la notion d’actif incorporel (I), dont la portée pratique se mesure par une clarification des règles de preuve applicables aux réorganisations d’entreprises (II).

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I. La réaffirmation d’une conception stricte de l’actif incorporel

Le Conseil d’État censure le raisonnement des juges du fond qui reposait sur une analyse essentiellement économique de l’opération (A), pour lui substituer une application rigoureuse des critères comptables et juridiques de l’actif (B).

A. Le rejet d’une qualification fondée sur la compensation d’une perte de profits

La cour administrative d’appel avait considéré que l’indemnité versée avait pour contrepartie l’acquisition d’une activité bénéficiaire, source de profits futurs pour l’entreprise versante. En se fondant sur le fait que la somme visait à compenser le préjudice subi par l’entité italienne du fait de la perte de cette activité rentable, la cour a assimilé cette compensation au prix d’acquisition d’un avantage économique futur, et donc d’un actif. Une telle approche revient à analyser l’opération du point de vue de l’entité qui reçoit l’indemnité, en postulant une symétrie entre la perte subie par l’une et le gain acquis par l’autre.

Le Conseil d’État réfute cette logique en affirmant que « le seul constat qu’une somme compense, pour la partie qui la reçoit, la disparition d’une source pérenne de profits ne saurait suffire à caractériser, du point de vue de la partie versante, l’acquisition d’un nouvel élément d’actif ». Ce faisant, la haute juridiction déconnecte l’analyse de la nature de la dépense pour l’entreprise qui la supporte, de la cause de l’indemnisation pour celle qui la perçoit. La qualification d’une dépense en charge ou en immobilisation doit s’apprécier exclusivement au regard de la situation de l’entreprise qui l’engage, et non en fonction des conséquences de l’opération pour son cocontractant. L’anticipation d’une meilleure profitabilité, résultant d’une rationalisation des flux internes au groupe, ne suffit pas à transformer une indemnité de réorganisation en prix d’acquisition.

B. Le rappel des critères cumulatifs d’identifiabilité et de valeur économique positive

Pour censurer l’arrêt d’appel, le Conseil d’État rappelle les critères de définition d’un actif tels qu’issus du plan comptable général. Un actif est un élément identifiable du patrimoine, contrôlé par l’entité, qui est source d’avantages économiques futurs. La cour d’appel, en se bornant à relever l’existence de futurs profits attendus, n’a pas suffisamment caractérisé l’acquisition d’un tel élément. Le Conseil d’État souligne que les juges du fond n’ont pas démontré en quoi l’opération aurait permis à la société d’acquérir un « élément de patrimoine, d’une part, ayant une valeur économique positive pour elle et, d’autre part, identifiable ».

L’exigence d’identifiabilité est ici centrale. Une immobilisation incorporelle doit être soit séparable des activités de l’entité, soit résulter d’un droit légal ou contractuel. Or, en l’espèce, le transfert d’une fonction d’approvisionnement, auparavant exercée par une autre société du groupe, ne crée pas nécessairement un nouvel élément distinct, tel qu’un fonds de commerce, une clientèle ou un brevet. Il s’agit d’une simple réorganisation interne des tâches. De même, la valeur économique positive ne peut se résumer à un simple espoir d’amélioration de la rentabilité globale. Elle doit être attachée à l’élément identifiable lui-même. En exigeant la démonstration de ces deux critères cumulatifs, le Conseil d’État empêche une requalification automatique des indemnités de restructuration en actifs, imposant une analyse plus fine de la substance de l’opération.

II. La portée de la décision : une clarification des règles de preuve en matière de restructuration

Cette décision a pour conséquence de renforcer la sécurité juridique des opérations de réorganisation (A) tout en précisant la charge de la preuve qui incombe à l’administration fiscale (B).

A. Le renforcement de la sécurité juridique des réorganisations internes

En refusant de faire de toute indemnité versée pour la reprise d’une activité rentable un actif par nature, le Conseil d’État offre une plus grande prévisibilité aux groupes de sociétés. Les restructurations, qui visent à optimiser l’organisation et la rentabilité, impliquent fréquemment des transferts de fonctions ou de marchés entre entités, pouvant donner lieu à des paiements compensatoires. Si la solution de la cour d’appel avait été validée, la plupart de ces indemnités, calculées pour maintenir un équilibre financier au sein du groupe, auraient pu être requalifiées en acquisitions d’actifs non déductibles.

Une telle approche aurait créé une incertitude fiscale majeure, susceptible de freiner des réorganisations pourtant économiquement pertinentes. La présente décision clarifie la frontière entre la charge engagée dans l’intérêt de l’exploitation, et donc déductible, et l’acquisition d’une immobilisation. Elle confirme que le paiement destiné à permettre une modification de l’organisation de l’entreprise, même s’il est attendu qu’il génère des profits, relève par principe de la gestion courante. Il ne peut être traité comme une acquisition d’actif qu’à la condition que l’administration démontre l’entrée au patrimoine de l’entreprise d’un élément nouveau, identifiable et valorisable.

B. La précision de la charge de la preuve pesant sur l’administration

La conséquence pratique de ce rappel des principes est de faire peser sur l’administration fiscale une charge de la preuve plus exigeante. Il ne lui suffit plus de constater qu’une indemnité a été versée en contrepartie du transfert d’une activité profitable pour en refuser la déduction. Elle doit désormais identifier de manière précise l’actif incorporel qui aurait été acquis. L’administration devra établir que l’opération a eu pour effet de transférer un élément tel qu’une clientèle, un droit au bail, une marque ou tout autre droit contractuel ou légal spécifique.

Comme le souligne le Conseil d’État, les constatations de la cour d’appel étaient « insuffisantes pour caractériser l’acquisition » d’un actif. Cette formulation indique clairement la voie à suivre pour les juges du fond et, par ricochet, pour l’administration. Elle devra mener une analyse circonstanciée pour démontrer que la somme versée n’est pas une simple indemnité de réorganisation, mais bien le prix d’un élément de patrimoine identifiable, distinct des autres actifs de l’entreprise et susceptible d’être cédé ou transféré. Cette exigence de rigueur dans l’administration de la preuve limite les risques de requalification fondés sur une appréciation trop globale de la rentabilité attendue de l’opération.

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