Par un arrêt en date du 9 mai 2025, le Conseil d’État a été amené à se prononcer sur les conditions de remise en cause d’une exonération de taxe sur la valeur ajoutée pour des livraisons intracommunautaires. En l’espèce, une société exerçant une activité d’achat et de revente de produits électroniques a fait l’objet d’une vérification de comptabilité. L’administration fiscale a remis en cause le bénéfice de l’exonération de taxe sur la valeur ajoutée pour des livraisons à destination de plusieurs clients établis dans d’autres États membres, au motif que ces opérations s’inséraient dans un circuit de fraude. La société a contesté ces redressements devant le tribunal administratif de Lille, lequel a rejeté sa demande. Saisie en appel, la cour administrative d’appel de Douai a confirmé le jugement de première instance. Un pourvoi en cassation a alors été formé par la société. Celle-ci soutenait, d’une part, que la procédure d’imposition était irrégulière en raison d’une communication tardive de pièces par l’administration, et d’autre part, que les conditions pour lui refuser le bénéfice de l’exonération n’étaient pas remplies. Se posait ainsi au Conseil d’État la double question de savoir, premièrement, dans quelle mesure la communication de documents en fin de procédure de contrôle porte atteinte aux droits de la défense du contribuable, et, deuxièmement, quels éléments permettent d’établir qu’un assujetti savait ou ne pouvait ignorer sa participation à une fraude à la taxe. Le Conseil d’État rejette le pourvoi. Il juge que la communication tardive des pièces n’a pas vicié la procédure, car elle n’a privé la société d’aucune garantie substantielle. Il valide également l’appréciation des juges du fond selon laquelle l’administration apportait la preuve que l’assujetti, au vu des indices dont il disposait, aurait dû savoir que les opérations le conduisaient à participer à un schéma frauduleux. La Haute Juridiction administrative opère une appréciation stricte des garanties procédurales offertes au contribuable (I), avant de confirmer la portée de l’obligation de vigilance qui pèse sur les opérateurs économiques (II).
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I. Une appréciation pragmatique des garanties procédurales du contribuable
Le Conseil d’État examine la régularité de la procédure d’imposition au regard du principe des droits de la défense. Il valide la position des juges du fond en considérant que la communication tardive de certains documents n’a pas eu pour effet de priver la société requérante d’un recours effectif. Cette analyse repose sur une distinction entre les différentes garanties offertes au contribuable durant la phase de contrôle (A) et une évaluation concrète du temps laissé pour préparer sa défense (B).
A. La portée différenciée des garanties offertes avant la mise en recouvrement
Le Conseil d’État juge que la circonstance que des pièces n’aient pas été communiquées avant les entretiens avec le supérieur hiérarchique et l’interlocuteur départemental est sans incidence sur la régularité de la procédure. Il rappelle en effet que ces recours n’ont pas pour objet de poursuivre un dialogue contradictoire de même nature que celui qui s’est achevé avec la réponse aux observations du contribuable. Leur finalité est seulement de permettre de « saisir de divergences subsistant au sujet du bien-fondé des rectifications envisagées ». De même, la saisine de la commission nationale des impôts, incompétente sur la question d’une fraude à la taxe sur la valeur ajoutée, ne pouvait être affectée par la communication tardive. Cette interprétation circonscrit le débat contradictoire principal à la phase d’échange avec le vérificateur. Elle affirme que les garanties ultérieures, bien qu’importantes, ne constituent pas une nouvelle étape d’instruction du dossier mais un mécanisme de règlement des désaccords persistants. La solution privilégie ainsi une approche fonctionnelle des garanties, où l’irrégularité n’est constituée que si le vice procédural affecte l’essence même de la garantie concernée.
B. Le caractère suffisant d’un délai raisonnable pour l’exercice des droits de la défense
La Haute Juridiction contrôle ensuite le respect des droits de la défense garantis par l’article 47 de la charte des droits fondamentaux de l’Union européenne. Elle estime que la cour administrative d’appel n’a pas commis d’erreur de droit en jugeant que le délai entre la communication des dernières pièces et la mise en recouvrement était suffisant pour permettre à la société d’en prendre connaissance utilement. Cette appréciation souveraine des faits, exempte de dénaturation, se fonde sur la nature des documents transmis et la période de quatorze jours dont a disposé la contribuable. Par ailleurs, la décision confirme que l’administration n’est pas tenue de fournir copie de l’intégralité des pièces d’une procédure pénale connexe. Elle doit seulement communiquer les éléments sur lesquels elle fonde sa décision ou ceux qui pourraient être « utiles à l’exercice des droits de la défense ». Pour le surplus, il appartient à l’assujetti de se rapprocher de l’autorité judiciaire compétente. Le Conseil d’État consacre une vision mesurée de l’accès au dossier, équilibrant les droits du contribuable et les contraintes pesant sur l’administration, tout en soulignant le rôle actif que doit jouer le premier pour rassembler les éléments nécessaires à sa défense.
II. La confirmation d’une obligation de diligence renforcée de l’opérateur économique
Au-delà des aspects procéduraux, l’arrêt apporte un éclairage sur les conditions de fond permettant de refuser le bénéfice de l’exonération de taxe sur la valeur ajoutée. Le Conseil d’État entérine la méthode du faisceau d’indices (A) et fait de l’absence de vérifications par le fournisseur un élément déterminant pour établir sa connaissance de la fraude (B).
A. La caractérisation de la participation à la fraude par un faisceau d’indices
Le Conseil d’État rappelle le principe directeur en la matière. Le droit à exonération ne peut être refusé que s’il est établi que l’assujetti « savait ou aurait pu savoir en effectuant les diligences nécessaires, que la livraison dans un autre État membre de l’Union européenne qu’il effectuait le conduisait à participer à une fraude fiscale ». Pour ce faire, il valide l’approche des juges du fond qui se sont appuyés sur une pluralité d’éléments concordants pour chacune des sociétés clientes. Ces indices incluent l’importance et la brièveté des transactions, l’absence d’activité réelle du partenaire commercial ou encore l’absence de justificatifs probants de la réception des marchandises. Cette méthode objective permet à l’administration de renverser la présomption d’exonération sans avoir à prouver une intention frauduleuse de la part du fournisseur. Il lui suffit de démontrer qu’un opérateur normalement prudent, placé dans les mêmes circonstances, aurait eu des raisons de douter de la régularité des opérations.
B. L’absence de diligences comme critère décisif de la perte du droit à exonération
La lecture des différents motifs de l’arrêt révèle un fil conducteur constant : le manque de vigilance de la société requérante. La cour administrative d’appel, approuvée par le Conseil d’État, a systématiquement relevé « l’absence de diligence accomplie » ou le fait que la société n’avait pas « mis en œuvre les diligences nécessaires ». Le fournisseur ne peut se contenter d’une vérification formelle du numéro de taxe sur la valeur ajoutée de son client pour sécuriser son droit à exonération. Il est tenu de prendre « toute mesure raisonnable en son pouvoir pour s’assurer que les livraisons qu’elle effectuait ne la conduisaient pas à participer à une fraude ». Cette décision s’inscrit dans une jurisprudence constante qui impose aux entreprises une véritable obligation de « connaître leur client » (Know Your Customer). En sanctionnant la passivité de l’opérateur face à des signaux d’alerte manifestes, le juge administratif fait peser sur lui une part active dans la prévention des mécanismes de fraude à la taxe sur la valeur ajoutée, transformant de fait les acteurs économiques en gardiens de l’intégrité du système commun.