8ème – 3ème chambres réunies du Conseil d’État, le 9 mai 2025, n°492595

Par une décision rendue le 9 mai 2025, le Conseil d’État s’est prononcé sur la légalité d’un décret d’application d’une loi de finances ayant institué une nouvelle imposition. La haute juridiction administrative a été saisie par un exploitant d’infrastructures de transport de longue distance, lequel demandait l’annulation pour excès de pouvoir d’un décret du 8 février 2024. Ce texte réglementaire précisait les modalités déclaratives et de paiement d’une taxe sur l’exploitation de ces infrastructures, taxe établie par l’article 100 de la loi de finances pour 2024. La société requérante contestait la légalité de ce décret par voie de conséquence de l’inconstitutionnalité alléguée de la loi dont il assurait la mise en œuvre. Cependant, dans l’intervalle, le Conseil constitutionnel, par une décision du 12 septembre 2024 rendue sur une question prioritaire de constitutionnalité, avait déclaré les dispositions législatives concernées conformes à la Constitution.

Le problème de droit soumis au Conseil d’État était donc de déterminer si un moyen tiré de l’inconstitutionnalité d’une disposition législative peut être utilement invoqué à l’appui d’un recours pour excès de pouvoir dirigé contre son décret d’application, alors que le Conseil constitutionnel a déjà statué sur la conformité de cette loi à la Constitution. Le Conseil d’État répond par la négative, considérant que la déclaration de conformité prononcée par le juge constitutionnel prive de tout fondement un tel moyen. Il juge ainsi que la société « n’est, dès lors, pas fondée à soutenir que le décret qu’elle attaque serait illégal en raison de l’atteinte portée par ces dispositions aux droits et libertés garantis par la Constitution ». La requête est en conséquence rejetée.

Cette décision, bien que classique dans sa solution, rappelle avec force la portée des décisions du Conseil constitutionnel dans le prétoire du juge administratif. Il convient ainsi d’examiner le raisonnement par lequel le Conseil d’État oppose une fin de non-recevoir à l’argumentation du requérant (I), avant d’analyser les conséquences de cette position sur l’office du juge administratif et les stratégies contentieuses (II).

I. L’autorité de la chose jugée par le Conseil constitutionnel, obstacle dirimant au moyen d’inconstitutionnalité

Le rejet de la requête par le Conseil d’État repose entièrement sur l’application rigoureuse de l’autorité qui s’attache aux décisions du juge constitutionnel. Cette approche conduit à neutraliser l’unique moyen soulevé par la société requérante (A) et réaffirme la place prééminente de la déclaration de conformité dans l’ordre juridique interne (B).

A. Le rejet d’un moyen fondé sur une constitutionnalité déjà établie

La société requérante avait articulé sa demande d’annulation autour d’un unique argument : le décret attaqué serait illégal car la loi qu’il applique serait contraire à la Constitution. Ce type d’argumentation, connu sous le nom d’exception d’illégalité, est courant en contentieux administratif. Il permet de contester un acte réglementaire en se prévalant de l’illégalité de la norme supérieure sur laquelle il se fonde. Toutefois, en l’espèce, la norme supérieure en question est la loi, et le contrôle de sa conformité à la Constitution échappe en principe à la compétence du juge administratif.

Le Conseil d’État ne se prononce pas lui-même sur la constitutionnalité de la loi de finances pour 2024. Il se contente de constater l’existence d’une décision antérieure du Conseil constitutionnel en date du 12 septembre 2024. Cette décision, rendue dans le cadre d’une question prioritaire de constitutionnalité, a spécifiquement examiné les dispositions législatives critiquées par le requérant et les a déclarées conformes à la Constitution. Le Conseil d’État en déduit que l’argumentation de la société requérante ne peut plus prospérer. Il applique ainsi un principe fondamental de l’organisation des pouvoirs, selon lequel les décisions du Conseil constitutionnel s’imposent aux pouvoirs publics et à toutes les autorités administratives et juridictionnelles.

B. La portée de la déclaration de conformité dans le contentieux administratif

En jugeant que la société n’est « pas fondée à soutenir que le décret qu’elle attaque serait illégal », le Conseil d’État ne fait pas simplement qu’écarter un argument. Il confirme que la déclaration de conformité rendue par le Conseil constitutionnel revêt une autorité absolue de la chose jugée. Dès lors que le juge constitutionnel a statué, aucune autre juridiction ne peut remettre en cause la constitutionnalité de la disposition législative examinée. Le débat est clos, et la loi est réputée conforme à la norme suprême, s’intégrant ainsi pleinement et définitivement à l’ordonnancement juridique.

Cette solution illustre parfaitement l’articulation entre le contrôle de constitutionnalité a posteriori, exercé par le Conseil constitutionnel via la question prioritaire de constitutionnalité, et le contrôle de légalité des actes administratifs, opéré par le juge administratif. Loin de concurrencer le juge administratif, le mécanisme de la question prioritaire de constitutionnalité vient purger le système juridique d’éventuelles inconstitutionnalités, offrant une sécurité juridique renforcée. Une fois cette purge effectuée et la loi validée, le juge administratif ne peut que s’incliner et faire produire son plein effet à la loi dans le cadre de son propre contrôle.

La décision commentée, en se fondant exclusivement sur l’autorité de la chose jugée, vient ainsi clarifier les limites de l’action du juge administratif et, par extension, les stratégies offertes aux justiciables.

II. L’office du juge administratif et les limites du contentieux de la loi fiscale

La solution adoptée par le Conseil d’État, si elle est juridiquement imparable, n’en est pas moins riche d’enseignements sur l’office du juge administratif face à une loi validée (A) et sur les voies de droit qui restent ouvertes ou, au contraire, se ferment pour les contribuables (B).

A. L’impossibilité d’une contestation indirecte de la constitutionnalité

La stratégie de la société requérante consistait en une tentative de contournement. Ne pouvant attaquer directement la loi fiscale devant le juge administratif, elle a choisi de s’en prendre à son décret d’application, en espérant obtenir par ricochet une neutralisation de la loi elle-même. Cette démarche visait à utiliser le recours pour excès de pouvoir comme une forme de contrôle de constitutionnalité par voie d’exception. Or, la décision du Conseil d’État démontre l’inefficacité d’une telle approche dès lors que le Conseil constitutionnel a été saisi et s’est prononcé.

L’arrêt confirme que le rôle du juge administratif n’est pas de se faire le censeur de la loi, même de manière indirecte. Son office se limite à assurer la conformité des actes administratifs aux normes qui leur sont supérieures, dont la loi fait partie. En présence d’une loi déclarée conforme à la Constitution, le juge administratif perd toute marge de manœuvre pour apprécier la validité de cette dernière. Il devient un simple applicateur de la loi, dont la légalité ne peut plus être discutée sur le terrain constitutionnel. Cette décision renforce ainsi la cohérence du système de justice et la spécialisation des compétences entre les différentes cours suprêmes.

B. La clarification d’une voie de droit désormais fermée

Pour les justiciables, et notamment les entreprises assujetties à de nouvelles taxes, cette décision a une portée pédagogique. Elle signifie que la contestation de la constitutionnalité d’une loi fiscale doit être menée dans le cadre procédural qui lui est propre, à savoir la question prioritaire de constitutionnalité. Une fois cette voie épuisée, ou si elle a abouti à une déclaration de conformité, il devient vain de tenter de ranimer le débat devant le juge administratif par le biais d’un recours contre les mesures d’application.

En rejetant la requête, le Conseil d’État envoie un signal clair : la multiplication des contentieux sur une même question de droit n’est pas une stratégie viable. La sécurité juridique impose que la décision du juge constitutionnel mette un terme définitif à la controverse sur la validité de la loi. Par conséquent, les opérateurs économiques doivent concentrer leurs efforts argumentatifs au moment opportun, c’est-à-dire lors de l’examen de la question prioritaire de constitutionnalité. L’arrêt du 9 mai 2025, par sa rigueur, contribue ainsi à rationaliser le contentieux fiscal en délimitant clairement les arènes et les moments de la contestation juridique.

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Hassan KOHEN
Avocat Associé

Hassan Kohen

Avocat au Barreau de Paris • Droit Pénal & Droit du Travail

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