Par un arrêt en date du 15 janvier 2025, le Conseil d’État s’est prononcé sur les critères d’éligibilité à un abattement fiscal prévu en faveur des entreprises situées dans les départements d’outre-mer. Cette décision précise les modalités d’appréciation de l’activité principale d’une société lorsque celle-ci perçoit des revenus de participations dans d’autres entités.
En l’espèce, une société exerçant une activité de production industrielle de plats cuisinés à La Réunion a fait l’objet d’une vérification de comptabilité. L’administration fiscale a remis en cause le bénéfice de l’abattement prévu à l’article 44 quaterdecies du code général des impôts, au motif que l’essentiel de ses produits provenait de placements financiers et de participations dans des sociétés civiles de construction-vente. Le tribunal administratif de La Réunion, par un jugement du 11 octobre 2022, a validé ce redressement. Saisie en appel, la présidente de la 5ème chambre de la cour administrative d’appel de Bordeaux a rejeté la requête de la société par une ordonnance du 23 janvier 2023. Un pourvoi en cassation a alors été formé par la société contre cette ordonnance.
La question de droit soumise au Conseil d’État était de savoir si, pour déterminer l’éligibilité d’une entreprise à l’abattement pour investissements outre-mer, l’administration doit se fonder sur l’activité propre de cette entreprise ou si elle peut prendre en compte les bénéfices que celle-ci tire de ses participations dans des sociétés de personnes.
Le Conseil d’État répond en annulant l’ordonnance de la cour administrative d’appel de Bordeaux. La Haute Juridiction estime qu’en jugeant que l’administration avait pu à bon droit remettre en cause l’abattement au motif que la société n’exerçait pas à titre principal une activité industrielle, dès lors que l’essentiel de ses produits était issu de placements financiers et de participations, la juridiction d’appel a commis une erreur de droit. Le Conseil d’État affirme que l’éligibilité à l’abattement s’apprécie au seul niveau de l’entreprise qui en demande le bénéfice, à raison de l’activité qu’elle exerce elle-même et indépendamment de celle de ses filiales ou des revenus qu’elle en tire.
Cette solution conduit la Haute Juridiction à réaffirmer une stricte séparation des personnalités juridiques pour l’application du droit fiscal, précisant ainsi le critère d’appréciation de l’activité principale (I). Ce faisant, elle renforce la sécurité juridique de ce dispositif d’incitation fiscale, dont la portée pratique est ainsi consolidée (II).
I. La stricte appréciation du critère de l’activité principale
Le Conseil d’État censure le raisonnement des juges du fond qui reposait sur une analyse financière globale des revenus de la société requérante (A) pour lui substituer une approche juridique orthodoxe, fondée sur l’autonomie de l’activité exercée par le contribuable (B).
**A. Le rejet d’une appréciation économique de l’activité**
L’ordonnance attaquée avait confirmé la position de l’administration fiscale, laquelle s’était fondée sur la structure des revenus de l’entreprise pour lui dénier le bénéfice de l’avantage fiscal. Les premiers juges avaient en effet considéré que « l’essentiel des produits qu’elle réalisait étaient issus de placements financiers et de participations dans des sociétés civiles de construction vente ». Une telle approche revient à apprécier l’activité principale de l’entreprise non pas au regard de son objet social et de son exploitation effective, mais à travers le prisme de la rentabilité de ses différents actifs.
En censurant cette méthode, le Conseil d’État refuse de confondre l’activité opérationnelle d’une société et les fruits de sa gestion de trésorerie ou de son portefeuille de participations. Il rappelle implicitement qu’une entreprise industrielle peut légitimement chercher à optimiser ses excédents de capitaux par des placements. Ces opérations financières, même si elles génèrent des profits substantiels, ne modifient pas la nature de l’activité principale pour laquelle l’entreprise a été constituée et pour laquelle elle sollicite un avantage fiscal sectoriel. La décision écarte donc une conception purement économique qui aurait pour effet de rendre l’éligibilité à l’abattement dépendante des fluctuations des marchés financiers ou immobiliers.
**B. L’affirmation de l’autonomie de l’activité de l’entreprise contribuable**
À la méthode censurée, le Conseil d’État oppose un principe clair issu d’une lecture rigoureuse des textes. Il énonce que « l’éligibilité à l’abattement prévu au I de l’article 44 quaterdecies du code général des impôts s’apprécie au niveau de la société soumise au régime fiscal prévu à l’article 8 de ce code, à raison de l’activité qu’elle exerce, indépendamment de celle exercée par ses associés ». La solution est ensuite transposée à la situation inverse, celle d’une entreprise détenant des participations.
Ce faisant, le juge administratif applique le principe fondamental de l’autonomie de la personnalité morale. Une société a une existence juridique distincte de celle de ses associés, et son activité lui est propre. Les bénéfices qu’une société mère perçoit d’une filiale, même soumise à un régime de semi-transparence fiscale comme celui des sociétés de personnes, ne sont que des produits financiers. Ils ne sauraient être confondus avec les produits d’exploitation de la société mère elle-même. Par conséquent, « ni la circonstance que la société […] avait réalisé des bénéfices financiers, ni la circonstance qu’une partie de ses bénéfices correspondait à la quote-part lui revenant de résultats des sociétés […] ne pouvait être utilement prise en compte pour déterminer si l’activité de la société […] était éligible ». Le Conseil d’État restaure ainsi une orthodoxie juridique que l’approche pragmatique de l’administration et des juges du fond avait écartée.
En adoptant cette lecture stricte, le Conseil d’État offre une solution qui n’est pas seulement techniquement fondée mais également protectrice des droits du contribuable. Elle clarifie la portée d’un dispositif fiscal essentiel pour l’économie des territoires d’outre-mer.
II. La portée renforcée du dispositif d’incitation fiscale
Cette décision doit être appréciée pour sa valeur en tant que source de sécurité juridique pour les entreprises (A), ce qui lui confère une portée pratique significative en garantissant l’effectivité de l’aide fiscale (B).
**A. Une solution protectrice de la sécurité juridique**
En fixant un critère d’appréciation stable et prévisible, la Haute Juridiction met les entreprises à l’abri d’une analyse administrative fluctuante et potentiellement arbitraire. Si la méthode des juges du fond avait été validée, l’éligibilité à l’abattement aurait dépendu de la performance relative des activités industrielles et des placements financiers d’une année sur l’autre. Une telle incertitude serait allée à l’encontre de l’objectif même du législateur, qui est d’encourager des investissements productifs sur le long terme en offrant un cadre fiscal stable.
La solution du Conseil d’État est donc conforme à une saine logique juridique. Elle rappelle que les régimes dérogatoires et les incitations fiscales doivent faire l’objet d’une interprétation stricte de leurs conditions d’application. L’administration ne peut ajouter aux textes une condition non écrite, tirée de la composition des revenus de l’entreprise. Cette clarification est d’autant plus importante qu’elle concerne une ordonnance prise sur le fondement de l’article R. 222-1 du code de justice administrative, procédure qui témoigne d’une volonté de jugement rapide mais qui, en l’espèce, a conduit à une erreur de droit manifeste.
**B. La consolidation de l’effectivité de l’aide fiscale**
Au-delà de sa rectitude juridique, la décision a une portée pratique considérable. Elle confirme qu’une entreprise exerçant une activité éligible dans un département d’outre-mer ne sera pas pénalisée si, par ailleurs, elle mène une politique d’investissement dynamique et profitable. Elle peut ainsi développer son activité principale tout en se constituant un portefeuille de participations, sans craindre que les fruits de ces dernières ne la privent d’un avantage fiscal lié à son exploitation.
Cet arrêt constitue donc un signal fort pour les investisseurs. Il garantit que l’aide fiscale prévue à l’article 44 quaterdecies du code général des impôts bénéficiera bien aux entreprises qui exercent une activité économique réelle et conforme à l’esprit de la loi dans les territoires concernés. En se prononçant aussi clairement, le Conseil d’État ne rend pas une simple décision d’espèce, mais fixe une règle d’interprétation qui s’imposera à l’administration dans l’examen de situations similaires. Il assure ainsi la pleine portée de l’intention du législateur, qui est de stimuler le tissu productif ultramarin.