9ème – 10ème chambres réunies du Conseil d’État, le 19 mai 2025, n°493629

Par une décision en date du 19 mai 2025, le Conseil d’État a été amené à se prononcer sur la légalité d’un décret imposant une mention de dangerosité sur les emballages de produits contenant du protoxyde d’azote. En l’espèce, le pouvoir réglementaire, en application d’une loi du 1er juin 2021 visant à prévenir les usages dangereux de ce gaz, a adopté un décret le 20 décembre 2023. Ce texte rend obligatoire l’apposition d’une mention spécifique sur chaque unité de conditionnement. Des sociétés commercialisant ces produits ont alors saisi la haute juridiction administrative d’un recours pour excès de pouvoir dirigé contre ce décret. Les requérantes soulevaient tant l’irrégularité de la procédure d’adoption de l’acte, au regard des obligations de notification prévues par le droit de l’Union européenne, que sa non-conformité aux normes supérieures pour des motifs de légalité interne. Le problème de droit posé au Conseil d’État consistait donc à déterminer si un décret national, instaurant une mesure de police sanitaire par un étiquetage spécifique, pouvait légalement intervenir dans un domaine harmonisé par le droit de l’Union, et selon quelles modalités procédurales. À cette question, le Conseil d’État répond par l’affirmative en rejetant la requête. Il juge que les autorités nationales ont correctement suivi les procédures européennes dérogatoires, notamment en activant une clause de sauvegarde qui fut ensuite validée par la Commission européenne, rendant ainsi le décret et les obligations qu’il contient conformes au droit de l’Union.

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I. La validation d’une dérogation nationale au marché unique justifiée par un impératif sanitaire

Le Conseil d’État examine avec méthode la compatibilité de la mesure nationale avec le cadre juridique européen. Il valide la démarche suivie par les autorités françaises, qui ont su naviguer entre les différentes procédures de notification (A), pour finalement justifier leur action par l’activation d’une clause de sauvegarde spécifique (B).

A. Le respect des procédures de notification européennes

Le juge administratif s’attache d’abord à vérifier le bon accomplissement des formalités de notification auprès de la Commission européenne. Les sociétés requérantes soutenaient que le projet de décret n’avait pas été correctement communiqué, notamment au titre du règlement concernant l’information des consommateurs sur les denrées alimentaires. Le Conseil d’État écarte ce moyen en constatant que la notification a bien eu lieu, relevant qu’il « ressort des pièces du dossier que le projet de décret a fait l’objet (…) d’une notification à la Commission européenne au titre de l’article 45 du règlement (UE) n° 1169/2011 du 25 octobre 2011 ». Plus subtilement, les requérantes arguaient qu’une nouvelle communication aurait dû être effectuée en raison de modifications substantielles apportées au projet initial. Le juge balaie cet argument en le déclarant inopérant. Il souligne que les dispositions de la directive 2015/1535, qui imposent une telle nouvelle communication, ne s’appliquent pas lorsque la mesure relève de la procédure spécifique du règlement sur les denrées alimentaires, ou lorsqu’elle met en œuvre une clause de sauvegarde prévue par un autre acte de l’Union. La haute juridiction démontre ainsi que le choix d’une procédure de notification spéciale exclut l’application de la procédure générale, sécurisant la démarche du gouvernement sur le plan formel.

B. L’efficience de la clause de sauvegarde face au principe de libre circulation

Au-delà de la régularité formelle, le cœur du raisonnement réside dans l’application de la clause de sauvegarde prévue par le règlement relatif à la classification, à l’étiquetage et à l’emballage des substances chimiques. Le principe, posé à l’article 51 de ce règlement, est celui de la libre circulation des produits conformes. Toutefois, l’article 52 autorise un État membre à prendre des « mesures provisoires appropriées » s’il estime qu’une substance présente un « grave danger pour la santé humaine ». C’est sur ce fondement que le gouvernement français a notifié son décret à la Commission. Le Conseil d’État en tire une conséquence radicale pour le litige. Dès lors que le décret attaqué s’inscrit dans le cadre de cette clause de sauvegarde, le moyen tiré de la méconnaissance de la libre circulation « est inopérant et ne peut qu’être écarté ». L’activation de ce mécanisme dérogatoire a pour effet de paralyser l’invocabilité du principe général de libre circulation. Cette solution est d’autant plus forte que la Commission européenne a, par une décision d’exécution du 31 octobre 2024, autorisé la mesure française pour une durée déterminée, légitimant a posteriori la démarche nationale. Le juge administratif se fonde sur cette autorisation pour consolider la légalité du décret.

II. Un contrôle restreint sur le bien-fondé de la mesure sanitaire

Une fois la compatibilité de l’acte avec le droit de l’Union établie, le Conseil d’État opère un contrôle de la légalité interne du décret. Ce contrôle se révèle toutefois limité, tant en ce qui concerne l’appréciation de la proportionnalité de la mesure (A) que face à la validation de celle-ci par la Commission européenne (B).

A. La confirmation de la proportionnalité de l’atteinte aux libertés économiques

Les sociétés requérantes contestaient le bien-fondé de la mesure, arguant d’une erreur de fait sur la dangerosité du produit et d’une erreur manifeste d’appréciation. Le Conseil d’État rejette ces critiques en s’appuyant sur l’avis d’une agence sanitaire nationale qui a mis en évidence un « risque avéré d’effets graves pour le système nerveux ». Le juge estime que l’argument selon lequel la mention de dangerosité attirerait paradoxalement l’attention sur l’usage détourné ne peut être « sérieusement » soutenu. De même, l’atteinte portée à la liberté d’entreprendre n’est pas jugée disproportionnée au regard de l’objectif de protection de la santé publique poursuivi. Par cet examen, le juge administratif exerce son contrôle classique sur les mesures de police. Il refuse de substituer son appréciation à celle du pouvoir réglementaire, dès lors que cette dernière s’appuie sur des données scientifiques et que les restrictions imposées ne sont pas manifestement excessives par rapport au but visé. L’équilibre entre la protection de la santé et la liberté d’entreprendre est ainsi tranché en faveur du premier impératif, sans que le juge n’opère un contrôle particulièrement approfondi sur l’opportunité de la mesure.

B. L’effet de verrouillage produit par la décision de la Commission européenne

La portée de la décision du Conseil d’État se mesure à l’aune de l’articulation qu’il établit entre son propre contrôle et celui exercé par la Commission européenne. La décision d’exécution de la Commission autorisant la mesure française vient en effet limiter considérablement l’office du juge national. Celui-ci énonce clairement que cette décision « fait obstacle à ce que soient contestés, autrement que selon les voies de droit propres du droit de l’Union européenne, la nécessité et l’adéquation aux dangers identifiés des mesures provisoires prises ». Autrement dit, une fois la mesure nationale validée par l’autorité européenne compétente dans le cadre d’une procédure de sauvegarde, son bien-fondé ne peut plus être valablement remis en cause devant le juge national. Confronté à une contestation de la validité de la décision de la Commission elle-même, le Conseil d’État vérifie seulement l’absence de difficulté sérieuse justifiant un renvoi préjudiciel à la Cour de justice de l’Union européenne. Il écarte les arguments des requérantes en relevant que le champ de la décision de la Commission est bien limité aux produits relevant du règlement sur les substances chimiques et que la gravité du danger est suffisamment établie. Cette approche illustre la confiance du juge administratif dans les mécanismes de contrôle européens et sa réticence à remettre en cause une appréciation déjà portée par la Commission, consacrant de fait un partage des rôles où l’intervention européenne vient clore le débat sur la substance de la mesure.

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Hassan KOHEN
Avocat Associé

Hassan Kohen

Avocat au Barreau de Paris • Droit Pénal & Droit du Travail

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