9ème chambre du Conseil d’État, le 15 mai 2025, n°496092

Par un arrêt rendu le 15 mai 2025, le Conseil d’État se prononce sur l’office du juge administratif dans l’appréciation de la recevabilité d’un recours contentieux. En l’espèce, une fonctionnaire retraitée a obtenu la concession d’un titre de pension par un arrêté en date du 27 juin 2022. Estimant ce titre irrégulier en ce qu’il appliquait une décote et omettait le versement d’une rente d’invalidité, elle a saisi le tribunal administratif de Montpellier d’une demande tendant à son annulation. Par un jugement du 20 mars 2024, le magistrat désigné a rejeté sa demande comme tardive, et par conséquent irrecevable. Pour ce faire, le juge de première instance a considéré que la requérante avait accusé réception du titre de pension litigieux le 20 juin 2022, en se fondant sur une déclaration signée par l’intéressée portant cette date. L’administrée a alors formé un pourvoi en cassation devant le Conseil d’État, contestant l’appréciation des faits retenue par le premier juge. Le problème de droit qui était ainsi posé à la haute juridiction administrative consistait à déterminer si le juge du fond commet une dénaturation des pièces du dossier en déclarant un recours irrecevable pour tardiveté, en se fondant sur une date de notification dont le caractère erroné ressortait manifestement d’un autre élément du dossier. Le Conseil d’État répond par l’affirmative, annulant le jugement du tribunal administratif. Il juge en effet qu’en retenant la date du 20 juin 2022 comme point de départ du délai de recours, « alors qu’il était constant que le titre de pension avait été concédé par un arrêté du 27 juin 2022, ce dont il résultait que [l’intéressée] ne pouvait avoir reçu ce titre une semaine avant qu’il ne soit adopté, le tribunal administratif a dénaturé les pièces du dossier qui lui était soumis ».

La décision censure ainsi une erreur manifeste d’appréciation des faits par le premier juge, en la qualifiant de dénaturation (I), rappelant par cette voie l’exigence d’un contrôle rigoureux comme garantie fondamentale du droit au recours (II).

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I. La sanction par le juge de cassation d’une appréciation factuelle matériellement inexacte

Le Conseil d’État fonde sa censure sur la constatation d’une incohérence matérielle insurmontable dans le raisonnement du premier juge (A), ce qui le conduit à retenir la qualification de dénaturation des pièces du dossier (B).

A. La constatation d’une incohérence chronologique flagrante

Le raisonnement du juge de cassation repose sur une logique implacable et purement factuelle. Le tribunal administratif avait opposé l’irrecevabilité à la requérante en se fondant sur un document qu’elle avait signé, sur lequel elle avait elle-même apposé la date du 20 juin 2022. Cette pièce semblait, à première vue, établir le point de départ du délai de recours contentieux. Cependant, le Conseil d’État relève un autre élément du dossier, non contesté, qui rend cette première analyse matériellement impossible. L’acte administratif contesté, à savoir le titre de pension, a été édicté par un arrêté daté du 27 juin 2022.

La haute juridiction se livre à une simple confrontation de dates qui révèle l’erreur du premier juge. Un acte administratif ne peut produire d’effets, et notamment ne peut être notifié, avant sa propre existence juridique. Il était donc factuellement impossible que la requérante ait reçu notification du titre de pension une semaine avant que celui-ci ne soit formellement adopté. En retenant une date de notification antérieure à la date de création de l’acte notifié, le tribunal administratif a adopté un raisonnement fondé sur une prémisse matériellement inexacte, ce que le juge de cassation ne pouvait que constater.

B. La qualification de dénaturation des pièces du dossier

Face à cette erreur manifeste, le Conseil d’État la qualifie de « dénaturation des pièces du dossier ». Cette notion constitue l’un des cas d’ouverture du pourvoi en cassation, permettant au juge de cassation, par exception, d’exercer un contrôle sur l’appréciation des faits par les juges du fond. La dénaturation est retenue lorsque le juge a donné à une pièce écrite un sens qu’elle n’a manifestement pas, ou lorsqu’il a ignoré son contenu clair et non sujet à interprétation. En l’espèce, le tribunal administratif n’a pas seulement mal interprété les pièces, il a ignoré la portée d’une information capitale et non équivoque : la date de l’arrêté.

En statuant comme il l’a fait, le premier juge a méconnu le contenu même des pièces qui lui étaient soumises, ce qui l’a conduit à une conclusion logiquement viciée. La censure pour dénaturation est ici une sanction de la plus haute rigueur, réservée aux erreurs d’appréciation d’une gravité particulière. Le Conseil d’État ne substitue pas sa propre appréciation des faits à celle du tribunal, mais il constate que l’appréciation de ce dernier est fondée sur une base factuelle inexistante et contredite par le dossier. Cette sanction, bien que technique, revêt une importance particulière quant à la protection des droits des justiciables.

II. La portée de la censure au regard des garanties procédurales

Au-delà de la correction d’une erreur ponctuelle, cet arrêt constitue un rappel de l’office du juge dans l’examen de la recevabilité d’un recours (A), et réaffirme que la rigueur de ce contrôle est une composante essentielle du droit à un recours effectif (B).

A. Le rappel de l’office du juge du fond dans l’examen de la recevabilité

La décision met en lumière les obligations qui pèsent sur le juge administratif lorsqu’il examine la recevabilité d’une requête. Le contrôle des délais de recours est une étape cruciale de l’instruction, mais il ne saurait être mené de manière purement mécanique ou au détriment d’une analyse complète et cohérente des pièces du dossier. Le juge a l’obligation de concilier les différents éléments qui lui sont soumis et de ne pas s’arrêter à une pièce unique lorsqu’une autre vient la contredire de manière évidente.

Cet arrêt rappelle implicitement que l’examen de la recevabilité ne doit pas se transformer en une recherche de motifs de rejet formels. Le rôle du juge est d’assurer une bonne administration de la justice, ce qui implique de vérifier la cohérence d’ensemble du dossier avant de fermer l’accès au prétoire. En ne relevant pas l’impossibilité matérielle qui s’attachait à son raisonnement, le premier juge a manqué à cet office, ce qui justifie l’annulation de sa décision et le renvoi de l’affaire pour qu’elle soit, cette fois, jugée au fond.

B. La garantie du droit au recours par un contrôle rigoureux

La portée de cet arrêt, bien qu’il s’agisse d’une décision d’espèce, réside dans sa contribution à la protection du droit au recours juridictionnel. En censurant pour dénaturation une erreur qui, si elle avait été maintenue, aurait privé une justiciable de la possibilité de faire examiner ses prétentions sur le fond, le Conseil d’État réaffirme la primauté de la substance sur la pure forme. L’accès au juge est un principe fondamental, et les conditions de recevabilité, si nécessaires soient-elles, ne doivent pas être interprétées d’une manière qui aboutirait à un déni de justice.

Le contrôle de la dénaturation par le juge de cassation apparaît ici comme un filet de sécurité essentiel. Il garantit que les justiciables ne seront pas victimes d’erreurs d’appréciation flagrantes de la part des juges du fond dans l’examen de la recevabilité de leur action. La solution, parfaitement orthodoxe sur le plan juridique, a donc une valeur pédagogique, en ce qu’elle rappelle que la rigueur intellectuelle et l’examen attentif des pièces du dossier constituent les premiers devoirs du juge et la première garantie des administrés.

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Hassan KOHEN
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