Par une décision en date du 15 mai 2025, le Conseil d’État s’est prononcé sur la recevabilité d’un pourvoi en cassation formé par une société contre un arrêt de cour administrative d’appel. En l’espèce, une société a fait l’objet de rappels de taxe sur la valeur ajoutée pour l’année 2016, assortis d’intérêts de retard et d’une majoration de 80 % pour manœuvres frauduleuses. La société a contesté ces impositions, soutenant avoir été elle-même victime d’une escroquerie de la part d’une autre entité, pour laquelle elle s’était constituée partie civile.
Saisi du litige, le tribunal administratif de la Martinique a rejeté la demande de la société par un jugement du 3 février 2022. La société a alors interjeté appel de cette décision. La cour administrative d’appel de Bordeaux, par un arrêt du 9 juillet 2024, a confirmé le jugement de première instance et rejeté l’appel. C’est dans ce contexte que la société a formé un pourvoi en cassation devant le Conseil d’État, invoquant plusieurs moyens, notamment l’irrégularité de la procédure fiscale, l’erreur d’appréciation sur le caractère fictif d’une facture et le mal-fondé de l’application des pénalités pour manœuvres frauduleuses.
Le problème de droit soumis au Conseil d’État ne portait pas sur le fond de l’affaire mais sur le filtrage des moyens susceptibles de justifier une admission du pourvoi en cassation. Il s’agissait de déterminer si les arguments soulevés par la requérante, et en particulier celui relatif à la qualification de manœuvres frauduleuses dans un contexte où elle se déclarait victime d’une infraction pénale, présentaient un caractère suffisamment sérieux pour justifier une instruction au fond de l’affaire.
Le Conseil d’État a répondu à cette question de manière différenciée. Par sa décision, il a opéré un tri, considérant que seuls les moyens relatifs aux pénalités pour manœuvres frauduleuses revêtaient un caractère sérieux. Il a ainsi décidé d’admettre partiellement le pourvoi sur ce point précis, tout en rejetant le surplus des conclusions. La haute juridiction administrative a estimé que « Eu égard aux moyens soulevés, il y a lieu d’admettre les conclusions du pourvoi qui sont dirigées contre l’arrêt attaqué en tant qu’il s’est prononcé sur les pénalités pour manœuvres frauduleuses », mais qu’en revanche, « aucun des moyens soulevés n’est de nature à permettre l’admission du surplus des conclusions ».
Cette admission sélective du pourvoi illustre la fonction de régulation du juge de cassation, qui distingue les questions de principe des points de fait déjà souverainement appréciés (I). En conséquence, la portée de cette décision réside moins dans la solution au fond, qui reste à juger, que dans la réaffirmation de l’autonomie de l’appréciation de l’élément intentionnel en matière de pénalités fiscales (II).
I. L’admission sélective du pourvoi : une illustration du filtrage des moyens
Le Conseil d’État, en sa qualité de juge de cassation, exerce un contrôle strict sur la recevabilité des pourvois via la procédure d’admission. La décision commentée applique cette prérogative en écartant les moyens jugés insuffisamment sérieux (A) pour ne retenir que celui qui soulève une question de droit pertinente relative à la fraude (B).
A. Le rejet des moyens relatifs à la régularité de la procédure et à la dette fiscale
La société requérante soulevait des moyens touchant à la procédure d’imposition et à l’existence même de la créance fiscale. Elle contestait d’une part la régularité des opérations de contrôle, arguant que l’administration ne lui avait pas communiqué certains documents. D’autre part, elle remettait en cause l’appréciation des juges du fond qui avaient qualifié de fictive une facture, entraînant le rappel de la taxe sur la valeur ajoutée.
Ces deux arguments ont été jugés comme n’étant pas de nature à permettre l’admission du pourvoi. Le Conseil d’État a estimé qu’ils ne constituaient pas des « moyens sérieux ». Cette position signale que, sur ces points, la cour administrative d’appel de Bordeaux a rendu une décision suffisamment motivée et exempte d’erreur de droit manifeste. L’appréciation du caractère fictif d’une facture ou de la communication des pièces relève en grande partie de l’appréciation souveraine des faits par les juges du fond, que le juge de cassation n’entend pas contrôler, sauf dénaturation. Par ce rejet, le Conseil d’État confirme que les moyens qui ne font que critiquer l’évaluation des faits par les juges du fond, sans soulever de véritable question de droit nouvelle ou complexe, n’ont que peu de chances de prospérer.
B. L’accueil du moyen contestant la qualification de manœuvres frauduleuses
À l’inverse, la haute juridiction a jugé sérieux le moyen dirigé contre l’application de la majoration de 80 %. La société soutenait que la qualification de manœuvres frauduleuses ne pouvait être retenue à son encontre dès lors qu’elle avait elle-même été victime d’une escroquerie et avait engagé une procédure judiciaire à ce titre. Cette circonstance particulière a retenu l’attention du juge de l’admission.
L’admission de ce moyen révèle que la question de l’intentionnalité de la fraude est un enjeu juridique distinct de la simple existence d’une irrégularité fiscale. Le fait pour une entreprise de se trouver elle-même engagée dans une procédure pénale en qualité de victime est un élément de fait de nature à jeter un doute sérieux sur l’existence de sa propre intention de frauder l’administration fiscale. Le Conseil d’État a donc considéré que l’argumentation de la requérante soulevait une question de droit suffisamment importante pour mériter un examen au fond. Cette admission partielle démontre une approche nuancée, qui dissocie le bien-fondé de l’impôt de celui de la sanction appliquée.
II. La portée de la décision : une appréciation différenciée de l’élément intentionnel
Bien qu’étant une simple décision d’admission, l’arrêt commenté n’est pas dénué de portée. Il confirme le caractère autonome de l’appréciation des pénalités fiscales (A) tout en s’inscrivant dans le cadre d’une jurisprudence établie, ce qui limite son impact à celui d’une décision d’espèce (B).
A. La confirmation du caractère distinct de l’appréciation des pénalités
La valeur principale de cette décision réside dans la distinction claire qu’elle opère entre l’obligation fiscale et la sanction pour fraude. En jugeant que le moyen relatif aux pénalités est sérieux, le Conseil d’État rappelle implicitement qu’une majoration pour manœuvres frauduleuses ne saurait être la conséquence automatique d’un redressement, même lorsque celui-ci est fondé sur une facture de complaisance. L’administration doit apporter la preuve d’une intention délibérée de l’assujetti de se soustraire à l’impôt.
La décision suggère que les juges du fond ne peuvent se contenter de déduire la fraude de la seule matérialité des faits. Ils doivent examiner l’ensemble des circonstances de l’espèce, y compris les démarches entreprises par le contribuable pour faire valoir ses droits face à un tiers. Ainsi, la constitution de partie civile par la société requérante est un élément qui doit être pesé dans l’appréciation de son comportement. Cette approche garantit une meilleure protection des droits du contribuable et une application plus juste du droit des sanctions fiscales, qui exige une caractérisation rigoureuse de l’élément intentionnel. La solution retenue pour l’admission préfigure ainsi les exigences qui pèseront sur l’analyse au fond de l’affaire.
B. La portée limitée d’une décision d’espèce réaffirmant un principe procédural
Il convient de ne pas surévaluer la portée de cet arrêt. Il s’agit d’une décision d’admission et non d’un arrêt au fond, qui se borne à ouvrir la voie à un examen plus approfondi sans préjuger de l’issue finale. La solution n’est pas un revirement de jurisprudence mais plutôt une application classique du mécanisme de filtrage des pourvois prévu par l’article L. 822-1 du code de justice administrative.
La décision a donc avant tout une valeur pédagogique. Elle rappelle aux praticiens du droit fiscal que les moyens soulevés à l’appui d’un pourvoi doivent être précisément articulés et hiérarchisés. Un moyen contestant des pénalités pour fraude aura plus de poids s’il repose sur des éléments concrets permettant de douter de l’intention frauduleuse, plutôt que sur une simple contestation des faits. En ce sens, la décision est une décision d’espèce, dont la solution est étroitement liée aux faits du litige, notamment à l’action en justice menée par la société. Son influence sur le droit positif futur restera probablement modeste, mais elle constitue une illustration utile de la stratégie contentieuse et de la manière dont le Conseil d’État apprécie le sérieux d’un moyen en matière de sanctions fiscales.