9ème chambre du Conseil d’État, le 30 septembre 2025, n°499499

Par un arrêt en date du 30 septembre 2025, le Conseil d’État s’est prononcé sur les conditions d’octroi d’une pension d’invalidité à un agent public territorial. En l’espèce, une aide-soignante s’était vu refuser le bénéfice d’une telle pension par la Caisse nationale de retraites des agents des collectivités territoriales. La caisse de retraite motivait sa décision par le fait que les pathologies invalidantes de l’agente n’avaient été ni contractées, ni aggravées durant une période au cours de laquelle elle avait acquis des droits à pension. Le tribunal administratif de Nice, saisi par l’agente, avait rejeté son recours par un jugement du 10 juin 2022. Les premiers juges avaient en effet considéré que l’intéressée n’apportait pas la preuve que ses affections, apparues durant une période de disponibilité pour convenances personnelles, s’étaient aggravées pendant une période d’activité. Saisi d’un pourvoi, le Conseil d’État devait donc se demander si les juges du fond avaient correctement apprécié les éléments de preuve soumis à leur examen pour déterminer si la condition d’aggravation de la pathologie durant une période d’acquisition de droits à pension était remplie. À cette question, la Haute Juridiction administrative répond par la négative. Elle annule le jugement du tribunal administratif pour dénaturation des pièces du dossier, estimant que les juges n’avaient pas tenu compte de plusieurs documents médicaux attestant d’une aggravation des pathologies de la requérante durant une période pertinente.

La décision commentée offre ainsi l’occasion de revenir sur le contrôle exercé par le juge de cassation sur l’appréciation des faits par les juges du fond (I), avant d’analyser l’incidence de cette solution sur l’administration de la preuve en matière de droit à pension (II).

I. La censure d’une appréciation dénaturante des pièces du dossier

Le Conseil d’État, en sa qualité de juge de cassation, exerce un contrôle rigoureux sur la qualification juridique des faits, mais également sur l’exactitude matérielle des constatations opérées par les juges du fond. La présente décision illustre cette seconde prérogative en rappelant d’abord le cadre juridique applicable à l’octroi de la pension (A), pour ensuite caractériser l’erreur commise par le tribunal dans son analyse des preuves (B).

A. Le rappel des conditions d’octroi de la pension d’invalidité

L’arrêt prend soin de viser les dispositions réglementaires qui régissent le droit à pension d’invalidité pour les fonctionnaires territoriaux. Il ressort notamment de l’article 39 du décret du 26 décembre 2003 que l’agent en incapacité permanente de continuer ses fonctions peut bénéficier d’une pension par anticipation. Toutefois, ce droit est soumis à une condition essentielle lorsque l’invalidité ne résulte pas du service. La pension n’est due que « sous réserve que ses blessures ou maladies aient été contractées ou aggravées au cours d’une période durant laquelle il acquérait des droits à pension ». Cette exigence vise à garantir un lien direct entre l’état de santé invalidant de l’agent et sa carrière professionnelle. La charge de la preuve de l’existence de ce lien temporel pèse sur le demandeur à la pension. C’est sur l’appréciation de cette preuve que le litige s’est cristallisé, opposant une lecture stricte des textes par l’administration et les premiers juges à une vision plus globale de la carrière médicale de l’agente.

B. La caractérisation de la dénaturation par le juge de cassation

Face à l’argumentation du tribunal administratif qui s’était focalisé sur des dates d’apparition des pathologies situées durant une période de disponibilité, le Conseil d’État opère un contrôle approfondi des pièces du dossier. Il constate que les juges du fond ont omis de prendre en considération plusieurs éléments pourtant déterminants. La Haute Juridiction relève ainsi l’existence de rapports médicaux anciens établissant le caractère débutant puis progressif de la pathologie bien avant les dates retenues par le tribunal. Plus encore, elle souligne que le procès-verbal de la commission de réforme, bien que mentionnant ces dates, concluait lui-même que les infirmités avaient bien été aggravées pendant une période d’acquisition de droits. En jugeant que le tribunal administratif a ignoré ces éléments concordants, le Conseil d’État caractérise une erreur flagrante dans la lecture des preuves. Il en conclut qu’« en estimant que Mme B… n’établissait pas que les pathologies dont elle était atteinte s’étaient aggravées au cours d’une telle période, le tribunal administratif de Nice a dénaturé les pièces du dossier qui lui était soumis ». Cette sanction, classique dans son principe, souligne l’obligation pour le juge du fond de ne négliger aucune pièce pertinente et de motiver sa décision au regard de l’ensemble des éléments qui lui sont présentés.

Au-delà de cette censure technique, la décision révèle une approche pragmatique de l’administration de la preuve dont il convient de mesurer la portée.

II. La portée de la décision quant à la charge de la preuve

En annulant le jugement pour dénaturation, le Conseil d’État ne se contente pas de sanctionner une erreur de lecture ; il affine les contours de l’appréciation de la preuve en matière d’affections évolutives (A), offrant ainsi une solution qui, bien que d’espèce, se révèle protectrice des droits des agents (B).

A. L’appréciation de la preuve de l’aggravation de la pathologie

La difficulté majeure dans ce type de contentieux réside dans l’administration d’une preuve temporelle précise pour des pathologies dégénératives dont l’apparition est souvent insidieuse et l’évolution progressive. Le Conseil d’État en prend acte avec réalisme. Il reconnaît que les documents médicaux « ne permettent pas d’identifier avec certitude la date d’apparition des lombalgies ». Néanmoins, il considère que ces mêmes pièces « sont néanmoins de nature à établir qu’elles sont apparues avant 2011, qu’elles se sont aggravées à compter de leur apparition et que cette aggravation est intervenue, au moins en partie, au cours d’une période durant laquelle Mme B… avait acquis des droits à pension ». Cette approche pragmatique refuse d’exiger du fonctionnaire une preuve impossible à fournir. Le juge de cassation admet qu’un faisceau d’indices concordants suffit à établir l’aggravation requise par les textes, même en l’absence de certitude sur la date originelle de la pathologie. La solution assouplit ainsi l’exigence probatoire en l’adaptant à la nature même de l’affection.

B. Une solution d’espèce protectrice des droits des agents

Bien que l’arrêt soit une décision d’espèce, sa portée ne doit pas être sous-estimée. Il constitue un rappel à l’ordre pour les juridictions du fond et pour l’administration. Il leur est enjoint de ne pas s’en tenir à une lecture parcellaire et rigide des dossiers médicaux, mais de procéder à une analyse globale et chronologique de l’état de santé de l’agent. Cette décision s’inscrit dans un courant jurisprudentiel soucieux de garantir l’effectivité des droits sociaux des agents publics, en particulier lorsque leur santé a été altérée. En censurant une approche qui aurait pu aboutir à priver l’agente de ses droits sur la base d’une appréciation incomplète des faits, le Conseil d’État réaffirme son rôle de garant d’une juste application de la loi. La solution, tout en restant fondée sur le mécanisme de la dénaturation, envoie un signal clair : l’appréciation de la preuve de l’aggravation d’une maladie doit être menée avec discernement et sans formalisme excessif.

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Hassan KOHEN
Avocat Associé

Hassan Kohen

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