AFFAIRE ALTINTAŞ c. TURQUIE

Par un arrêt en date du 10 mars 2020, la Cour européenne des droits de l’homme a été amenée à se prononcer sur la compatibilité avec la Convention d’une condamnation pénale pour apologie du terrorisme et sur les limites procédurales du droit de recours en matière pénale.

En l’espèce, le rédacteur en chef d’un périodique local avait publié, en mars 2007, un article commémorant des événements survenus en 1972. Lors de ces événements, des membres de plusieurs organisations illégales avaient pris en otage des techniciens étrangers afin d’empêcher l’exécution de trois autres militants condamnés à mort. L’opération s’était soldée par l’exécution des otages par leurs ravisseurs, suivie d’un assaut des forces de l’ordre au cours duquel la quasi-totalité des militants avaient trouvé la mort. L’article litigieux présentait ces individus comme des héros et qualifiait leur mort de massacre.

À la suite de cette publication, le procureur de la République de Tokat engagea des poursuites pénales contre le requérant pour apologie du crime et du criminel. Le 21 avril 2008, le tribunal correctionnel de Tokat le reconnut coupable et le condamna à une amende judiciaire de 900 livres turques. En application du code de procédure pénale alors en vigueur, ce jugement fut déclaré définitif, le montant de l’amende étant inférieur au seuil légal autorisant un pourvoi en cassation. Saisis par le requérant, les juges de Strasbourg durent alors répondre à une double question. D’une part, l’impossibilité légale pour une personne condamnée en première instance de former un pourvoi en cassation en raison du faible montant de l’amende infligée constitue-t-elle une atteinte disproportionnée au droit d’accès à un tribunal garanti par l’article 6 § 1 de la Convention ? D’autre part, la condamnation pénale du rédacteur en chef pour avoir fait l’apologie d’actes qualifiés de terroristes constitue-t-elle une ingérence nécessaire et proportionnée à sa liberté d’expression au sens de l’article 10 de la Convention ?

La Cour européenne des droits de l’homme répondit de manière distincte à ces deux interrogations. Sur le premier point, elle jugea à l’unanimité que le requérant avait subi une entrave disproportionnée à son droit d’accès à un tribunal, en violation de l’article 6 § 1. Sur le second point, elle conclut par cinq voix contre deux à l’absence de violation de l’article 10, estimant que la condamnation pénale était une mesure justifiée et proportionnée au but légitime de prévention du crime et de protection de la sécurité publique.

Il convient ainsi d’examiner la consécration par la Cour d’une violation du droit d’accès à un tribunal (I), avant d’analyser la validation controversée de la condamnation pénale au regard de la liberté d’expression (II).

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I. La sanction d’une restriction procédurale au droit de recours

La Cour européenne des droits de l’homme sanctionne de manière constante les limitations légales excessives au droit d’accès à une juridiction supérieure, en affirmant le caractère disproportionné d’une entrave purement financière à l’exercice d’un recours (A), consolidant ainsi une jurisprudence protectrice des garanties fondamentales du procès équitable (B).

A. L’affirmation d’une entrave au droit d’accès à un tribunal

En l’espèce, le requérant s’est vu privé de la possibilité de contester sa condamnation pénale devant la Cour de cassation. Cette impossibilité ne résultait pas d’une analyse au fond de son affaire, mais découlait directement de l’article 272 § 3 a) du code de procédure pénale turc, qui fixait un seuil financier pour l’accès au pourvoi. Le montant de l’amende qui lui fut infligée, soit 900 livres turques, se situait en deçà du seuil de 2 000 livres turques requis pour ouvrir la voie de la cassation.

La Cour de Strasbourg constate sans difficulté que cette situation constitue une limitation du droit d’accès à un tribunal, tel que protégé par l’article 6 § 1 de la Convention. Si ce droit n’est pas absolu et peut faire l’objet de limitations, notamment quant aux conditions de recevabilité des recours, ces dernières ne sauraient restreindre l’accès ouvert à un justiciable d’une manière ou à un point tel que le droit s’en trouve atteint dans sa substance même. En l’occurrence, le critère exclusivement pécuniaire prive le justiciable de tout examen de sa cause par une juridiction supérieure, indépendamment de la complexité ou de l’importance des questions de droit soulevées par sa condamnation. L’automaticité de cette restriction, fondée uniquement sur le quantum de la peine, est jugée par la Cour comme une « entrave disproportionnée ».

B. Une solution constante et protectrice des garanties procédurales

En concluant à la violation de l’article 6 § 1, la Cour ne fait que confirmer une position solidement établie. Elle se réfère explicitement à sa jurisprudence antérieure, notamment l’arrêt *Bayar et Gürbüz c. Turquie* du 27 novembre 2012, dans lequel une question similaire avait été tranchée dans le même sens. La Cour affirme ainsi qu’elle « ne voit pas de raison de s’écarter de la conclusion à laquelle elle est parvenue » dans ses précédents arrêts. Cette constance jurisprudentielle souligne l’importance qu’elle attache à l’effectivité du droit au recours en matière pénale.

La portée de cette solution est claire : les États contractants ne peuvent organiser les voies de recours de manière à rendre purement théorique l’accès aux juridictions supérieures pour certaines catégories de litiges, définies par un critère financier. Une telle approche est jugée incompatible avec les exigences d’une bonne administration de la justice, qui requiert que toute personne condamnée puisse, en principe, faire examiner la légalité de sa condamnation par une instance supérieure. La solution réaffirme ainsi le principe selon lequel les garanties procédurales ne sauraient être subordonnées à des considérations purement gestionnaires, comme le désengorgement des juridictions suprêmes, lorsque la substance même d’un droit fondamental est en jeu.

Cette première partie de la décision, unanime et fondée sur une jurisprudence établie, contraste avec l’analyse plus débattue que la Cour consacre à la liberté d’expression.

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II. La justification contestée de l’ingérence dans la liberté d’expression

La Cour procède à une analyse détaillée pour conclure que la condamnation du requérant ne viole pas l’article 10 de la Convention. Pour ce faire, elle qualifie l’écrit litigieux d’apologie de la violence (A), ce qui l’amène à valider l’ingérence des autorités nationales, non sans susciter une appréciation critique quant à la nécessité de cette sanction (B).

A. La qualification de l’écrit en apologie de la violence

Afin de déterminer si l’ingérence dans la liberté d’expression du requérant était « nécessaire dans une société démocratique », la Cour se livre à sa propre analyse du contenu de l’article. Elle examine les termes employés, le contexte de la publication et sa capacité potentielle à nuire. La Cour relève que l’article a été publié à l’occasion de l’anniversaire des événements, dans la province même où ils s’étaient déroulés, ce qui, selon elle, inscrit la publication « dans un contexte social tendu ».

Sur le fond, la Cour observe que le texte « présente dans des termes approbatifs ces actes comme des comportements héroïques ». Elle note l’emploi d’expressions telles que la qualification des auteurs d’un acte violent de « héros » dont l’action leur aurait valu d’être « immortalisés », et la description de leur mort lors de l’affrontement avec les forces de l’ordre comme un « massacre ». La Cour considère qu’il est « incontestable » que les actes commis, notamment la prise d’otages et leur exécution, « peuvent être clairement qualifiés de violents ». En conséquence, elle estime que les expressions utilisées dans l’article « s’analysaient en une apologie ou à tout le moins une justification de la violence ». Cette qualification est déterminante, car elle place le discours en dehors du champ de protection le plus élevé de l’article 10.

B. Une appréciation contestable de la nécessité de l’ingérence

Sur la base de cette qualification, la Cour estime que la condamnation pénale du requérant était justifiée. Elle considère qu’il « ne fallait pas minimiser le risque que de tels écrits pussent encourager ou pousser certains jeunes […] à la commission d’actes violents similaires ». Compte tenu de la marge d’appréciation laissée aux autorités nationales en la matière et du caractère « raisonnable » du montant de l’amende, la Cour conclut que l’ingérence n’était pas disproportionnée.

Cette analyse de la majorité est toutefois fermement contestée par deux juges dans une opinion dissidente. Ces derniers critiquent le raisonnement de la juridiction nationale, le jugeant insuffisant et non conforme aux standards de la Convention, qui exigent une mise en balance approfondie des intérêts en jeu. Selon l’opinion dissidente, la motivation du tribunal correctionnel de Tokat était lacunaire et ne démontrait pas en quoi l’article constituait une menace réelle. Les juges dissidents estiment que l’écrit incriminé est un « cas-limite dont la compréhension est discutable », pouvant être lu comme une simple « déclaration politique ». Dans un tel cas, l’absence d’une analyse rigoureuse par les juridictions internes aurait dû, selon eux, conduire la Cour à constater une violation, en application du principe de subsidiarité. En refusant de le faire, la majorité se substituerait à la juridiction nationale pour justifier l’ingérence, alors même que cette dernière a manqué à son obligation de motivation. Cette divergence met en lumière la tension persistante entre la protection des discours politiques, même ceux qui « heurtent, choquent ou inquiètent », et la lutte contre l’apologie de la violence.

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