Par un arrêt en date du 16 janvier 2025, la Cour européenne des droits de l’homme a statué sur la compatibilité d’une condamnation pénale pour entrave à la circulation avec la liberté de réunion pacifique garantie par l’article 11 de la Convention.
En l’espèce, une grève générale avait été annoncée par une organisation syndicale le 19 octobre 2015 pour protester contre des mesures gouvernementales. En marge des actions planifiées, une autoroute fut bloquée à hauteur d’un pont par des manifestants non identifiés, au moyen de barricades enflammées. Les requérants, membres ou responsables de l’organisation syndicale, se joignirent au rassemblement sur le pont, qui dura environ cinq heures et provoqua d’importantes perturbations. Poursuivis pénalement, ils furent condamnés par le tribunal correctionnel de Liège le 23 novembre 2020 pour avoir participé à l’entrave. La cour d’appel de Liège, par un arrêt du 19 octobre 2021, confirma leur culpabilité en la requalifiant en entrave méchante à la circulation ayant mis en danger autrui, infraction prévue à l’article 406, alinéa 1er, du code pénal. Elle alourdit les peines d’amende, notamment pour les responsables syndicaux, en raison de leur rôle d’encadrement. La Cour de cassation, le 23 mars 2022, rejeta leur pourvoi, qui arguait d’une violation de leur liberté de réunion. Saisis par les requérants, les juges de Strasbourg devaient déterminer si la condamnation pénale pour participation à un blocage routier non autorisé et dangereux constituait une ingérence disproportionnée dans l’exercice de la liberté de réunion pacifique, au sens de l’article 11 de la Convention.
La Cour européenne des droits de l’homme conclut à l’absence de violation de l’article 11 de la Convention, jugeant l’ingérence prévue par la loi, poursuivant des buts légitimes de sécurité et de défense de l’ordre, et nécessaire dans une société démocratique. Elle estime que les juridictions nationales ont fondé leurs décisions sur des motifs pertinents et suffisants, sans outrepasser leur marge d’appréciation. En validant la condamnation pénale de participants à une action collective dangereuse, la Cour applique avec rigueur les critères justifiant une restriction à la liberté de manifester (I), tout en précisant la distinction entre l’action collective protégée et l’entrave illicite engageant une responsabilité individuelle (II).
I. L’application rigoureuse des conditions de restriction à la liberté de réunion
La Cour reconnaît que la condamnation pénale des requérants constitue une ingérence dans leur liberté de réunion. Toutefois, elle estime cette ingérence justifiée au regard des exigences de l’article 11, paragraphe 2, en caractérisant l’action comme une entrave dangereuse à la circulation (A) et en retenant une contribution répréhensible de chaque participant au maintien de ce blocage (B).
A. La caractérisation d’une ingérence justifiée par la protection de la sécurité publique
La Cour constate que le blocage de l’autoroute n’avait fait l’objet d’aucune autorisation et n’était pas justifié par une réaction à un événement soudain. Elle s’appuie sur les constatations des juridictions internes pour souligner le caractère dangereux de l’action. L’arrêt de la cour d’appel de Liège avait relevé que le blocage total d’une voie à grande vitesse, « en ce compris de véhicules de secours », et les fumées issues des incendies, étaient « de nature à rendre potentiellement dangereuse la circulation routière ou à provoquer des accidents ». La Cour européenne valide cette analyse, considérant que l’entrave, par son ampleur, sa durée et ses conséquences, dépassait le niveau de perturbation inhérent à toute manifestation.
En conséquence, l’ingérence poursuivait les buts légitimes de « la défense de l’ordre » et de « la protection des droits et libertés d’autrui ». La Cour s’aligne ainsi sur sa jurisprudence antérieure, laquelle admet qu’un comportement visant délibérément à paralyser des infrastructures de transport pour perturber sérieusement les activités d’autrui ne se situe pas au cœur de la liberté protégée par l’article 11. La sanction de tels actes, y compris par la voie pénale, relève donc de la marge d’appréciation des États, pour autant que la nécessité de l’ingérence soit démontrée.
B. La reconnaissance d’une contribution répréhensible des participants au maintien du blocage
Les requérants soutenaient ne pas être à l’origine du blocage et n’avoir commis aucun acte de violence. La Cour écarte cet argument, jugeant que leur participation n’était ni passive ni fortuite. Elle reprend à son compte le raisonnement de la cour d’appel, selon lequel les requérants « se sont (…) maintenus en pleine conscience de la situation de blocage » et se sont « associé consciemment et volontairement à l’action d’entrave potentiellement dangereuse ». Leur présence collective a été considérée comme un élément essentiel ayant permis au blocage de perdurer.
La Cour estime ainsi que, même en l’absence d’actes de violence personnels, le fait de contribuer sciemment à une situation qualifiée de dangereuse constitue un « comportement répréhensible ». Cette approche distingue la situation des requérants de celle de manifestants pacifiques qui se trouveraient simplement mêlés à des violences sporadiques commises par des tiers. Ici, le blocage lui-même constituait l’infraction. En s’y joignant et en y demeurant, les requérants ont apporté une aide essentielle à sa perpétration, justifiant leur condamnation individuelle et rendant l’ingérence nécessaire dans une société démocratique.
La validation de l’approche des juridictions internes emporte des conséquences importantes quant à la délimitation entre le droit de grève et les actions illicites, la Cour opérant une distinction nette entre l’action syndicale légitime et l’entrave dangereuse à la circulation.
II. La portée de la décision : une délimitation stricte entre l’action syndicale et l’entrave dangereuse
En déclarant la requête non fondée, la Cour conforte l’autonomie des États dans la répression des modes d’action jugés dangereux (A) et clarifie la question de la responsabilité des meneurs, qu’elle fonde sur leur rôle concret plutôt que sur leur seule appartenance syndicale (B).
A. La confirmation d’une marge d’appréciation nationale étendue en matière de sanctions pénales
La Cour rappelle que si l’usage de sanctions pénales en matière de liberté de réunion doit rester exceptionnel, les États disposent d’une « ample marge d’appréciation » pour qualifier la nature d’une infraction et choisir la sanction appropriée. En l’espèce, le recours à la voie pénale pour réprimer une entrave méchante à la circulation avec mise en danger d’autrui n’a pas été jugé en soi contraire à la Convention.
Concernant la proportionnalité des peines, qui comprenaient des peines d’emprisonnement avec sursis et des amendes, la Cour estime qu’elles ne sauraient être qualifiées d’« excessives ». Elle prend en compte la gravité du « comportement répréhensible » des requérants et la situation de danger avérée qui en a résulté. Cette position confirme une ligne jurisprudentielle constante selon laquelle le caractère pacifique d’une manifestation n’offre pas une immunité absolue. Les actions qui créent un risque tangible pour la sécurité d’autrui peuvent justifier des sanctions pénales significatives sans que cela n’entraîne un effet dissuasif disproportionné sur la liberté de manifester.
B. La distinction entre la responsabilité syndicale et la participation individuelle à une action illicite
Six des requérants, qui exerçaient des responsabilités syndicales, se plaignaient d’une discrimination, leurs peines ayant été aggravées en raison de leur statut. La Cour rejette ce grief, se ralliant à l’analyse de la Cour de cassation belge. Celle-ci avait jugé que la différence de traitement ne reposait pas sur leurs fonctions syndicales en tant que telles, mais sur « le mésusage de l’autorité et de la capacité à se faire obéir que cette fonction procurait ». La cour d’appel avait d’ailleurs individualisé les peines en fonction du rôle « prépondérant » ou « d’encadrement » joué par chacun dans le déroulement des faits.
La Cour européenne estime donc que la sanction aggravée est justifiée par le comportement concret et l’influence exercée par ces responsables lors de l’action illicite. Ce faisant, elle précise la portée de la protection syndicale : l’appartenance à un syndicat ne saurait servir de justification à la participation à une action illégale et dangereuse. Au contraire, les responsabilités qui y sont attachées peuvent fonder une aggravation de la sanction lorsque l’autorité qui en découle est mise au service de l’infraction plutôt que de l’apaisement. La décision opère ainsi une dissociation entre le droit de grève, qui demeure protégé, et les modalités de son exercice qui basculent dans l’illégalité.