AFFAIRE BORNET c. SUISSE

Par un arrêt en date du 22 décembre 2020, la Cour européenne des droits de l’homme a été amenée à se prononcer sur la conformité de la durée d’une procédure pénale avec l’exigence du délai raisonnable, telle que garantie par l’article 6 § 1 de la Convention.

En l’espèce, une personne avait déposé une plainte pénale le 23 août 2006 pour abus de confiance et gestion déloyale à l’encontre d’un ancien associé, se constituant partie civile et chiffrant ses prétentions en dommages-intérêts. Face à l’inertie de la procédure, il obtint par deux fois la condamnation de l’État pour déni de justice et retard injustifié par le Tribunal cantonal du canton du Valais, les 7 octobre 2008 et 18 février 2013. Le ministère public prononça finalement une ordonnance de classement le 7 février 2014, confirmée en appel par le Tribunal cantonal le 30 septembre 2014. Le Tribunal fédéral rejeta le recours du plaignant le 8 octobre 2015, considérant ses griefs sur le fond irrecevables et estimant que les délais les plus récents, bien que longs, n’étaient pas excessifs. Saisie de l’affaire, la Cour européenne des droits de l’homme devait donc déterminer si une procédure s’étendant sur plus de neuf ans, marquée par de longues périodes d’inactivité des autorités judiciaires, portait atteinte au droit à ce que sa cause soit entendue dans un délai raisonnable, nonobstant la reconnaissance partielle de ces manquements par les juridictions internes.

À cette question, la Cour répond par l’affirmative, concluant à une violation de l’article 6 § 1 de la Convention. Elle juge que la durée globale de la procédure s’avère excessive et que les mesures adoptées au niveau national n’ont pas fourni une réparation adéquate pour le préjudice enduré par le requérant. La décision met ainsi en lumière la persistance d’une violation du délai raisonnable malgré les constats opérés par les juridictions nationales (I), ce qui justifie l’octroi d’une satisfaction équitable pour un préjudice jugé insuffisamment réparé (II).

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I. La consécration d’une violation continue du délai raisonnable malgré les constats internes

La Cour européenne, pour parvenir à sa conclusion, a d’abord procédé à une appréciation globale de la durée de la procédure qu’elle a jugée manifestement excessive (A), avant de relativiser la portée des décisions internes qui avaient déjà sanctionné le manque de célérité de l’État (B).

A. L’appréciation globale d’une durée procédurale manifestement excessive

La Cour rappelle que le caractère raisonnable de la durée d’une procédure doit être évalué en fonction des circonstances propres à chaque cas, en utilisant les critères établis par sa jurisprudence. En l’espèce, la période à considérer, qui s’étend du dépôt de la plainte le 23 août 2006 à la notification de l’arrêt du Tribunal fédéral le 27 octobre 2015, couvre « plus de neuf ans et deux mois ». Une telle durée interpelle d’emblée au regard de l’exigence de célérité.

L’analyse de la Cour se porte ensuite sur la complexité de l’affaire, le comportement du requérant et celui des autorités compétentes. Sur le premier point, elle écarte toute complexité particulière, notant que « l’enquête de la police portait uniquement sur quatorze transactions considérées comme douteuses » et que l’examen juridique se limitait à deux chefs d’accusation. Le comportement du requérant n’est pas non plus jugé comme ayant contribué de manière significative à l’allongement de la procédure. Le véritable enjeu réside dans le comportement des autorités nationales, où la Cour identifie « plusieurs périodes d’inactivités imputables » à celles-ci. Elle souligne en particulier que « le procureur n’a entrepris aucune démarche afin de donner suite à la procédure entre le 23 août 2006 et le 5 février 2009, puis entre le 14 avril 2010 et le 8 janvier 2014 ». Ces longues phases de stagnation, qui totalisent près de six ans, constituent le cœur de la violation.

B. La relativisation de l’autorité des décisions judiciaires nationales

L’un des arguments de l’État défendeur consistait à soutenir que le requérant avait perdu sa qualité de victime, les juridictions internes ayant déjà constaté à deux reprises la violation du principe de célérité. La Cour écarte cette objection en appliquant sa jurisprudence constante, selon laquelle une décision favorable ne suffit à retirer la qualité de victime que si les autorités ont non seulement reconnu la violation, mais l’ont également réparée de manière appropriée.

Or, en l’espèce, les constats opérés par le Tribunal cantonal en 2008 et 2013, bien qu’explicites, « n’ont pas été suivis d’une réparation ». Les indemnités de dépens allouées ne sont considérées que comme une participation aux frais d’avocat et jugées « insuffisantes pour réparer le dommage subi ». De plus, la Cour note qu’« il n’existe aucun constat de violation relatif à la période ultérieure au 18 février 2013 ». En refusant de se pencher à nouveau sur la question de la célérité, le Tribunal fédéral a lui-même contribué à priver le requérant d’un recours effectif pour la dernière phase de la procédure. La Cour démontre ainsi que des constats partiels de violation, non suivis d’une réparation adéquate, ne sauraient purger la violation dans sa globalité.

II. Une réparation jugée lacunaire face à l’ampleur du préjudice

Une fois la violation de l’article 6 § 1 établie, la Cour se penche sur l’application de l’article 41 et la juste satisfaction due au requérant. Elle opère une distinction nette entre le dommage matériel, dont la réparation est rejetée en l’absence de lien de causalité (A), et le tort moral, qui fait l’objet d’une indemnisation spécifique (B).

A. Le rejet d’une réparation matérielle en l’absence de lien de causalité direct

Le requérant sollicitait une somme conséquente au titre du dommage matériel, correspondant aux prétentions qu’il espérait faire valoir contre son ancien associé si la procédure pénale avait été correctement instruite. La Cour rejette cette demande en se fondant sur une logique causale rigoureuse. Elle rappelle que la violation constatée ne porte pas sur le bien-fondé des accusations ou des conclusions civiles, mais uniquement sur le dépassement du délai raisonnable.

Par conséquent, « la Cour n’aperçoit pas de lien de causalité entre la violation constatée et le dommage matériel allégué et rejette cette demande ». L’issue de la procédure pénale, si elle avait été menée avec célérité, reste hypothétique. La Cour se refuse ainsi à spéculer sur les chances de succès qu’aurait eues l’action du requérant pour indemniser une perte de chance qui n’est ni certaine ni directement liée à la lenteur de la justice. Cette position réaffirme que la réparation au titre de l’article 41 vise à compenser le préjudice découlant de la violation de la Convention elle-même, et non à se substituer aux juridictions internes pour trancher le fond du litige.

B. L’octroi d’une satisfaction équitable pour un tort moral certain et persistant

À l’inverse, la Cour reconnaît sans ambiguïté l’existence d’un préjudice moral. Le requérant a été maintenu dans un état d’incertitude et d’anxiété pendant plus de neuf ans, une situation qui constitue en soi un dommage indemnisable. En affirmant que « le requérant a subi un tort moral certain », la Cour prend en compte la souffrance psychologique inhérente à l’attente prolongée d’une décision de justice.

Le Gouvernement arguait que le constat de violation par la Cour constituerait une satisfaction équitable suffisante. La Cour n’est pas de cet avis. Statuant en équité, elle accorde au requérant une somme de 6 000 euros pour ce préjudice. Cette indemnisation vient compléter les mesures internes, jugées insuffisantes, et sanctionne l’incapacité de l’État à offrir une réparation adéquate pour un manquement qu’il avait lui-même partiellement reconnu. La décision confirme que le simple constat d’un retard par les juridictions nationales, sans une indemnisation effective du tort moral qui en découle, ne suffit pas à satisfaire aux exigences de l’article 41.

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