Par un arrêt en date du 29 août 2024, la Cour européenne des droits de l’homme s’est prononcée sur la compatibilité avec l’article 10 de la Convention de la condamnation civile d’un élu local pour des propos publiés sur un réseau social.
En l’espèce, un conseiller municipal d’opposition avait, en 2014, signalé au procureur de la République des irrégularités potentielles dans l’attribution de marchés publics par une société d’économie mixte (SAEM) gérant une part importante des logements sociaux de sa commune. Par la suite, un autre conseiller municipal de la même mouvance politique fut victime d’une agression par arme à feu. Le premier élu publia alors sur son compte Facebook un message exprimant son soutien à la victime et son espoir que l’enquête remonte « vers toutes les personnes impliquées même indirectement (un certain bailleur social entre guillemets) dans les dérives mafieuses ». La SAEM, s’estimant visée, a engagé des poursuites pour diffamation.
Le tribunal correctionnel de Paris relaxa le prévenu, jugeant que la société n’était pas suffisamment identifiable. Le ministère public n’ayant pas fait appel, seule l’action civile fut examinée par la cour d’appel de Paris. Par un arrêt du 20 mars 2019, celle-ci infirma le jugement, retenant la faute civile de l’élu. Elle considéra la SAEM identifiable et écarta le bénéfice de la bonne foi, estimant que l’auteur des propos ne disposait pas d’éléments factuels suffisants pour imputer à la société une implication dans une agression armée. L’élu fut condamné au versement d’un euro symbolique de dommages-intérêts, au paiement des frais de procédure et à la suppression de la publication. La Cour de cassation déclara ensuite son pourvoi non admis. Saisi par l’élu, la question se posait à la Cour européenne des droits de l’homme de savoir si la condamnation civile prononcée constituait une ingérence disproportionnée dans l’exercice de sa liberté d’expression, en violation de l’article 10 de la Convention.
La Cour a conclu à la non-violation de l’article 10. Elle a estimé que si la condamnation s’analysait bien en une ingérence dans la liberté d’expression d’un élu dans le cadre d’un débat d’intérêt général, celle-ci était prévue par la loi, poursuivait le but légitime de la protection de la réputation d’autrui et était nécessaire dans une société démocratique.
La décision des juges européens valide ainsi la sanction prononcée par les juridictions internes en s’appuyant sur une appréciation stricte de la nature des propos tenus (I), tout en rappelant les limites inhérentes à la liberté d’expression, même dans le cadre du discours politique (II).
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I. La justification de l’ingérence par un contrôle de proportionnalité rigoureux
La Cour reconnaît que la liberté d’expression d’un élu de l’opposition bénéficie d’une protection renforcée (A), mais elle considère que les propos litigieux ont franchi les limites de la critique admissible en s’analysant comme une allégation factuelle dépourvue de fondement (B).
A. La protection renforcée de la liberté d’expression de l’élu politique
La Cour rappelle avec constance que « l’article 10 § 2 de la Convention ne laisse guère de place pour des restrictions à la liberté d’expression dans le domaine du discours politique ». Elle souligne que cette liberté est « tout particulièrement précieuse pour un élu du peuple », car celui-ci représente ses électeurs et participe au débat démocratique. En l’espèce, le requérant, en tant que conseiller municipal d’opposition, jouissait d’un statut qui commandait aux juges nationaux de disposer d’une marge d’appréciation « particulièrement restreinte ».
De surcroît, la personne visée par les propos, une société d’économie mixte majoritairement détenue et dirigée par des élus de la commune, ne pouvait être assimilée à un simple particulier. La Cour précise qu’une telle entité, de par sa nature et son rôle dans la vie publique locale, « devait faire preuve d’un plus grand degré de tolérance à l’égard des critiques même sévères formulées par un élu ». Les propos s’inscrivaient en outre dans un contexte de débat d’intérêt général portant sur la gestion des affaires communales et la sécurité publique, ce qui renforçait d’autant la protection accordée à leur auteur.
B. La qualification des propos litigieux en imputation factuelle illicite
C’est sur la nature même des propos que se fonde la solution de la Cour. Elle distingue soigneusement le jugement de valeur de l’imputation de faits précis. Bien que le requérant ait utilisé le terme de « dérives mafieuses », ce qui aurait pu s’apparenter à un jugement de valeur, il a également établi un lien explicite avec l’agression armée subie par un autre élu. La Cour estime qu’en encourageant les enquêteurs à « remonter vers toutes les personnes impliquées », il ne s’est pas contenté d’une simple critique politique.
Elle valide ainsi l’analyse des juridictions internes selon laquelle il s’agissait d’une « déclaration de fait qui n’était fondée sur aucune base factuelle suffisante ». Le requérant n’a pu démontrer qu’il disposait d’éléments probants lui permettant d’imputer à la SAEM, même indirectement, une participation à un tel crime. Cette absence de base factuelle a été déterminante pour écarter l’excuse de bonne foi et justifier l’ingérence. La publication sur un réseau social, conférant une large audience aux propos, a également été prise en compte comme un facteur aggravant la responsabilité de leur auteur.
II. La portée de la décision : le rappel des devoirs et responsabilités de l’élu
En jugeant la condamnation de l’élu conventionnelle, la Cour confirme la pertinence de l’appréciation des juges nationaux (A) et réaffirme que la liberté de critique politique, bien que large, n’autorise pas les allégations factuelles diffamatoires (B).
A. La validation du contrôle opéré par les juridictions internes
La Cour européenne des droits de l’homme n’a pas pour rôle de se substituer aux juridictions nationales mais de vérifier la compatibilité de leurs décisions avec la Convention. En l’espèce, elle juge que l’arrêt de la cour d’appel de Paris « reposait sur des motifs pertinents et suffisants ». Les juges français ont correctement identifié le contexte politique, mais ils ont aussi souverainement apprécié que les allégations du requérant dépassaient le cadre de la polémique admissible en l’absence de tout support factuel.
La nature de la sanction a également pesé dans la balance. La condamnation à un euro symbolique de dommages-intérêts a été considérée comme « la plus modérée possible ». La Cour estime que cette sanction, assortie du remboursement des frais de procédure et d’une mesure de suppression, n’était pas « disproportionnée au but légitime poursuivi ». La modération de la peine a donc contribué à rendre l’ingérence « nécessaire dans une société démocratique ».
B. La délimitation entre la critique politique et l’allégation diffamatoire
Au-delà des circonstances de l’espèce, cet arrêt précise les contours des « devoirs et responsabilités » qui pèsent sur les élus dans leur communication publique, particulièrement à l’ère numérique. La Cour réaffirme qu’un élu, en raison de son statut, a une « notoriété et une représentativité importante » qui donnent une résonance particulière à ses propos et engagent sa responsabilité.
La solution consacre une distinction fondamentale : si la critique acerbe et la provocation sont tolérées dans le débat politique, l’imputation de faits précis touchant à la commission d’infractions pénales exige une prudence accrue et une base factuelle minimale. En validant la condamnation pour une déclaration de fait non étayée, la Cour adresse un message clair : la liberté d’expression politique n’est pas un blanc-seing pour diffuser des accusations graves sans preuve, même lorsqu’elles visent une entité étroitement liée au pouvoir politique en place.